Qu'est-ce que la laïcité ? Trois questions à un expert
Les récents attentats contre le journal satirique "Charlie Hebdo" et une épicerie cachère ont remis au cœur de l'actualité la valeur de laïcité. Une valeur autour de laquelle vous allez sans doute beaucoup échanger en classe, la ministre de l'Éducation nationale ayant demandé d'en faire la pédagogie à l'école. Trois questions au philosophe Henri Pena-Ruiz, pour mieux appréhender cette notion et nourrir votre réflexion.
L'attentat perpétré mercredi 7 janvier 2015 contre le journal satirique "Charlie Hebdo" a suscité une vive émotion au sein de la communauté éducative, beaucoup de questions et aussi parfois des réactions violentes. À côté des nombreuses manifestations de solidarité et d'hommage, certains élèves ont en effet refusé de participer à la minute de silence nationale. D'autres proclament "Je ne suis pas Charlie" ou vont jusqu'à légitimer le meurtre de ces caricaturistes au nom du "blasphème contre le prophète" (lire à ce propos "Le Monde").
Face à cette situation, le corps enseignant et les pouvoirs publics tentent de dialoguer et appellent à réaffirmer les valeurs de laïcité. Souhaitant une grande mobilisation de l'école pour les valeurs de la République, la ministre de l'Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, a également fait part de son ambition de "développer la pédagogie de la laïcité". Une valeur autour de laquelle vous allez sans doute beaucoup échanger en classe, avec vos enseignants et entre élèves. Mais de quoi s'agit-il exactement ? Et dans quelle mesure est-elle au cœur de notre contrat républicain ? Entretien avec Henri Pena-Ruiz, philosophe, maître de conférence à Sciences po et auteur du "Dictionnaire amoureux de la laïcité" (éditions Plon, 2014).
De très nombreux collégiens et lycéens se sont mobilisés en hommage aux victimes des attentats récents à Paris. Mais certains jeunes ne s'y sont pas reconnus, voire ont lancé que les caricaturistes l'"ont un peu cherché", considérant leurs dessins comme insultants pour l'islam. Qu'avez-vous envie de leur dire ?
HENRI PENA-RUIZ : Il y a un énorme travail d'éducation à faire. Il faut d'abord expliquer à ces élèves qu'ils sont dans une école qui accueille des jeunes d'origines, de conditions et de croyances diverses. Puis les inciter à se demander ce qui rend possible une coexistence pacifique malgré ces différences. C'est l'acceptation du principe universel de liberté. En effet, le point commun entre le croyant et l'incroyant, c'est la liberté de croire ou de ne pas croire.
Dans un deuxième temps, il faut leur faire comprendre que ce qui est respectable, ce n'est pas le contenu d'une croyance, mais la personne même du croyant. La "Déclaration universelle des droits de l'homme" protège en effet la personne pour ce qu'elle est, et non ses opinions. Le fait de rire d'un prophète ou d'un Dieu, de le caricaturer ne met pas en cause les croyants en tant que personnes mais leur croyance.
Enfin, aux élèves qui répondront "oui, mais ma croyance est très importante pour mon être", on pourra rétorquer : "Peut-être, mais aucun être humain ne se réduit à sa croyance". La croyance, c'est peut-être quelque chose de fondamental, mais l'esprit critique ou la liberté de conscience (inscrite au premier article de la loi de 1905 de séparation des Églises et de l'État) supposent qu'on puisse garder suffisamment de distance entre son être et ce à quoi l'on croit. Ainsi, dans une classe, la loi doit-elle être favorable aux croyants ? Non. Doit-elle être favorable aux athées ? Non. Elle sera neutre, c'est-à-dire favorable à leur liberté commune. Cela est rendu possible par laïcité.
C'est un concept qui revient beaucoup dans les débats des derniers jours. La ministre de l'Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, veut renforcer l'enseignement de la laïcité à l'école. Comment définir ce concept ?
HENRI PENA-RUIZ : La laïcité – du grec "laos" "indivisibilité d'une population" – affirme l'union du peuple autour des principes de liberté de conscience, d'égalité de droits des croyants, des athées et des agnostiques, et la référence à un espace commun universel. Pour qu'un tel espace existe, il faut que la loi qui l'organise soit indépendante des particularismes religieux ou athées. En cela, la laïcité n'est pas l'hostilité à la religion ou à l'athéisme. C'est la volonté de séparer la loi commune de la religion ou de l'athéisme. Elle s'inscrit dans le droit français à travers la loi de 1905.
"Comme la République, l'école n'est ni athée, ni croyante. Elle est neutre"
Le premier article énonce la liberté de conscience : "La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes." En résumé : il dit que la croyance des uns étant particulière, elle ne peut pas dicter la loi aux autres. De là, on déduit l'idée que le blasphème ne peut pas être un délit, car il n'existe que pour le croyant.
Le deuxième article pose le principe que "La République ne reconnaît, ne salarie ou ne pensionne aucun culte." Une façon de dire que la République étant universelle, elle ne peut plus privilégier aucun culte.
Comment la laïcité s'exerce-t-elle au sein de l'école ? Les règles sont-elles les mêmes que dans le reste de la société ?
HENRI PENA-RUIZ : Entre 1881 et 1886, les lois Jules Ferry ont séparé l'école publique de l'Église et instauré l'école laïque. L'Église (catholique) de l'époque a alors poussé des grands cris en disant "C'est l'École sans Dieu". Non, c'était l'École qui ne tranchait plus sur l'existence de Dieu. Comme la République, l'école n'est ni athée, ni croyante. Elle est neutre. Quand un enseignant prend une classe en charge, il sait qu'il y a des enfants issus de familles croyantes et athées. Il sait aussi qu'il lui appartient, non d'affirmer des convictions particulières, mais d'élever tous les élèves à la liberté de conscience par l'autonomie de jugement.
Mais l'école ne peut pas être un lieu de manifestation politique ou religieuse ni pour les enseignants ni pour les élèves. En cela, le régime de liberté à l'école n'est pas le même que dans le reste de la société civile. Et ce pour plusieurs raisons. Primo, car pour être disponibles à l'enseignement, les élèves ne doivent pas être divisés par des signes d'appartenance religieuse ou d'athéisme. Secundo, parce que n'étant pas parvenus à maturité, ils ne peuvent pas bénéficier du même régime de liberté que les adultes. C'est aussi un moyen d'éviter aux religieux de censurer dans l'école ce qui n'est pas compatible avec leur vision du monde. Aux États-Unis par exemple, des protestants particulièrement fanatiques, les "Born again", refusèrent l'enseignement de la théorie de l'évolution parce qu'ils considéraient que dans la Genèse, les espèces n'évoluent pas. Enfin, la loi du 15 mars 2004 interdit tous les signes religieux ostentatoires à l'école.