Mais pourquoi les bacheliers pro ne font pas de philo ?
Comme chaque année, la philosophie ouvrira le bal pour les candidats au bac. "Les" candidats ? Pas tous : les lycéens de la voie pro ne passent pas cette épreuve du feu. Comment l’expliquer ? Enquête sur une différence parfois vécue comme une injustice par les premiers concernés.
Jeudi 15 juin 2017, la philo donnera le coup d'envoi des épreuves du bac. Prés de 500.000 candidats, issus de la voie générale et technologique, vont plancher sur un sujet de dissertation ou le texte d'un philosophe au programme. Loin de la lumière et du battage médiatique, les quelque 200 000 candidats au baccalauréat professionnel, eux, composeront en français ou en histoire-géographie, la philosophie n'étant pas enseignée en filière pro.
"À nous la philo !"
"Je ne comprends pas pourquoi nous n'avons pas droit à la philo. Les profs doivent certainement penser que nous ne sommes pas capables de comprendre ou que nous sommes moins intelligents que les autres, ceux de générale et techno", commente, un brin amer, Medhi, en terminale pro commerce à Paris. Et Louis, en terminale électrotechnique (ELEEC) à Lyon, d'ajouter : "Ce n'est pas parce que nous ne sommes pas très portés sur les matières générales que nous ne savons pas penser". Un manque qui agace aussi Morgane, en terminale accompagnement, soins et services à la personne (ASSP) à Marseille : "Les professeurs nous répètent que nous devons être des adultes responsables et avoir un esprit critique. Et on nous prive de la seule matière qui nous donne l'occasion de parler de la vie, en classe."
Ces revendications ne sont pas nouvelles. Déjà en 1997, dans le cadre de la grande consultation menée par Philippe Meirieu sur "Quels savoirs enseigner dans les lycées ?", les élèves de lycées professionnels (LP) avaient exprimé leur souhait de faire de la philo.
Faire de la philo = être pris au sérieux
Quelques expérimentations ont d'ailleurs été menées. Ainsi, entre 1985 et 2007, des élèves de LP des académies de Reims, Nantes, Rouen, Montpellier notamment, ont goûté aux cours de philo. Et, pour la plupart, ils ont aimé. "Pour une fois, on est pris au sérieux", "On est fier de faire de la philo", déclarent-ils dans un rapport de 2007 sur l'expérimentation menée dans l'académie de Reims. Côté profs aussi on se dit plutôt satisfaits. "Après avoir suivi un enseignement de philosophie, les élèves ne sont plus les mêmes. C'est comme s'ils se donnaient le droit de penser", constate un prof de français-histoire de l'académie de Rouen dont la classe a participé à l'expérimentation.
D'un point de vue scolaire, "même si les effets positifs sont surtout à chercher du côté de l'oral, les résistances à l'écrit restant fortes, il n'empêche, le bilan de ces expérimentations est positif," affirme Bruno Poucet, professeur d'histoire de l'éducation à l'université Jules-Verne de Picardie.
Un peu de philo en cours de français... mais "ce n'est pas pareil"
Pour autant, la philo, en tant que discipline, est restée à la porte des LP. Ce qui ne signifie pas que les élèves de la voie professionnelle n'abordent à aucun moment, au cours de leur scolarité, des questions philosophiques. Le programme de français en soulève quelques-unes et de nombreux professeurs de français-histoire n'hésitent pas à s'en emparer. "Mais ce n'est pas la même chose que d'avoir un moment bloqué dans son emploi du temps pour penser la vie, comme tous les autres élèves de terminale", lâche Morgane.
Des enseignants de philo réservés
Les raisons pour lesquelles la philosophie ne figure pas au programme de la voie professionnelle sont multiples. À écouter Francis Foreaux qui a piloté l'expérimentation de Reims en qualité d'inspecteur pédagogique (IA-IPR), les profs de philo sont plutôt réticents à l'idée que leur matière fasse son entrée en filière pro. Leur crainte : devoir rabattre le niveau d'exigence. "La tradition veut que la philo soit enseignée en terminale avec des élèves sélectionnés. Elle vient couronner les études secondaires. Comme toute matière réflexive, elle exige de la maturité de la part des élèves ainsi qu'un certain niveau de culture générale". Un point faible des lycéens pro qui éprouvent pour la plupart des difficultés à l'écrit et qui n'ont pas nécessairement l'assise littéraire attendue. Dans ces conditions, enseigner la philosophie implique "un changement des pratiques pédagogiques des professeurs qui doivent trouver d'autres manières de transmettre leur savoir et d'évaluer", souligne Bruno Poucet.
Une mise en œuvre difficile
À ces questions pédagogiques s'ajoutent des obstacles pratiques. "Combien d'heures consacrer à cet enseignement ? Comment faire pour que les élèves parviennent à s'approprier une discipline exigeante alors qu'ils passent une partie de l'année en stage ? Et où trouver suffisamment d'enseignants ?", s'interroge Nicolas Franck, président de l'APPEP (Association des professeurs de philosophie de l'enseignement public). Ces questions se posent avec d'autant plus d'acuité que de nombreuses académies peinent à recruter des enseignants de philosophie en nombre suffisant. Ce qui fait dire à Nicolas Franck, "qu'il faut que l'enseignement de la philo soit consolidé là où il existe déjà, notamment en filière technologique, avant d'être étendu ailleurs".
Un enjeu symbolique, mais pas seulement
Pourtant, les enjeux autour de cette question de la philo en bac pro sont importants, notamment en termes de poursuite d'études. "L'enseignement de la philosophie est l'occasion pour les élèves de se confronter à des textes et œuvres, d'apprendre à penser, à élaborer une argumentation" peut-on lire dans le rapport, bref "d'acquérir une culture de synthèse essentielle à la réussite dans le supérieur", renchérit Bruno Poucet. Un avis que partage Antoine, chef de rayon dans un hypermarché, qui a décroché un BTS Muc, après être passé par un bac pro commerce à Reims : "Faire de la philo m'a aidé à franchir la marche entre la terminale pro et le BTS, notamment pour l'épreuve "culture générale et expression".
L'enjeu est aussi d'ordre symbolique. "À partir du moment où l'on considère que le bac pro est un bac, c'est-à-dire le premier grade de l'enseignement supérieur, il doit permettre aux élèves qui l'obtiennent de poursuivre des études. Sinon, il faut parler de diplôme professionnel et non pas de bac", insiste Bruno Poucet. Et Louis de conclure : "sans philo, on n'est pas de vrais bacheliers".