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Suisse : l'attractivité scientifique en danger ?

Sophie Blitman Publié le
Suisse : l'attractivité scientifique en danger ?
Le Rolex learning center de l'EPFL © Alain Herzog - EPFL // © 
La Suisse a rejeté la votation du 30 novembre 2014 qui visait à limiter le nombre d'étrangers pour des raisons écologiques. Pour autant, le précédent texte "contre l'immigration de masse", adopté le 9 février, risque d'avoir des répercussions négatives sur la capacité du pays à attirer des chercheurs de renommée mondiale. C'est ce qu'explique l'historien François Garçon, maître de conférences à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

"Contre l'immigration de masse", oui, mais "halte à la surpopulation", non. Après le choc du 9 février 2014, qui a vu la Suisse voter "contre l'immigration de masse", la population a refusé, le 30 novembre, la limitation supplémentaire du nombre d'étrangers qui était proposée par le groupe Ecopop [Ecologie et population] au nom d'arguments liés à la préservation de l'environnement. Est-ce pour autant un signal positif pour le monde de l'enseignement supérieur et de la recherche suisse qui craint de voir la Suisse se refermer sur elle-même ?

François Garçon, maître de conférences en histoire à l'université Paris 1.Pas vraiment, non. Ce n'est pas parce que cette votation a été rejetée massivement, à 74%, que la précédente est annulée : aujourd'hui, les mesures qui figuraient dans le texte du 9 février sont en train d'être mises en œuvre. Disons que les conséquences auraient pu être encore plus catastrophiques. Mais dans tous les cas, le Conseil fédéral suisse a trois ans pour bâtir une loi qui vise à limiter le nombre d'étrangers dans le pays. Ce qui impactera probablement beaucoup le fonctionnement des hautes écoles universitaires, c'est-à-dire des dix universités et des deux écoles polytechniques.

En effet, la Suisse attire de nombreux enseignants, chercheurs et collaborateurs étrangers, à qui elle offre des conditions de travail extrêmement confortables. Le différentiel de salaire, par exemple, avec la France est de 1 à 3, voire de 1 à 4 pour les écoles polytechniques ! Cela explique que l'enseignement supérieur suisse compte 2.000 Français quand le nôtre recense une dizaine de Suisses. Rapporté à la population, cela équivaut à 80 Suisses en France pour 2.000 Français en Suisse.

Concrètement, quel est le risque pour l'enseignement supérieur suisse ?

Il est double, avec tout d'abord la possibilité que les établissements supérieurs ne soient plus libres de recruter le volume de chercheurs qu'ils souhaitent, au motif que le quota global est atteint. Cela dit, je vois mal les grandes universités ne pas obtenir de permis de séjour pour inviter un spécialiste mondial.

En revanche, l'exclusion du programme Horizon 2020 est beaucoup plus grave. La Suisse pourrait cesser d'être un partenaire actif des échanges européens en matière de recherche, alors qu'elle surperforme dans la collecte de fonds : contrairement à la France, elle reçoit des sommes largement supérieures au montant de la contribution qu'elle verse grâce à l'efficacité de ses équipes, toutes bilingues, qui partent à la chasse de ces fonds. Le Human Brain Project piloté par l'EPFL (Ecole polytechnique fédérale de Lausanne) en est la plus belle démonstration. Outre les moyens apportés, qui permettent de faire tourner de vastes équipes de recherche, cette performance propulse les établissements suisses en haut des classements internationaux car ceux-ci prennent en compte la collecte de fonds européens.

Si la Suisse recule et ne peut plus concourir dans ces appels à projets, elle va cesser d'être attractive à l'égard de la communauté internationale. Vu l'état de prospérité du pays, ce n'est pas l'aspect financier qui devrait poser problème : la Suisse trouvera des palliatifs, comme a déjà commencé à le faire le Conseil fédéral qui a annoncé, au lendemain de la votation du 9 février, qu'il abondait un certain nombre de fonds gelés par l'Europe  – une marque du pragmatisme dont cette population fait toujours preuve.

La véritable question est de savoir si des chercheurs américains ou russes auront toujours envie de venir dans des laboratoires qui ne pourront plus participer aux appels d'offres européens ? Il est vraisemblable que, sollicités de toutes part et désireux d'être en première ligne, les scientifiques de classe mondiale ne prendront pas le risque de ne pas pouvoir postuler pour piloter des projets de recherche.

Les scientifiques de classe mondiale ne prendront pas le risque de ne pas pouvoir postuler pour piloter des projets de recherche.

Et côté étudiants, les conséquences de la votation de février 2014 sont-elles aussi néfastes ?

La première mesure de rétorsion de l'Union européenne a été de geler la participation de la Suisse au programme Erasmus. Des statistiques de l'AFS, qui régit les programmes interculturels, montrent qu'il y a eu un peu moins d'étudiants étrangers inscrits cette année. Cela porte surtout préjudice aux jeunes Français, Italiens ou Allemands qui avaient jusque-là la possibilité de venir étudier dans de meilleures universités que celles de leur pays et ce, quasiment gratuitement.

Le bouleversement est moindre pour les jeunes Suisses qui font preuve d'un relatif immobilisme. Ils vont un peu en Angleterre et dans le monde anglophone, mais le confort dont ils bénéficient à domicile les incite peu à partir étudier dans un autre pays.

Par ailleurs, les doctorants étrangers qui, eux, représentent un véritable enjeu pour la Suisse, continueront à venir : pas encore pris dans le manège de la notoriété et des rankings, ils bénéficient de conditions de travail remarquables, avec des bourses de l'ordre de 3.800 à 4.200 € par mois. Or ce sont eux qui vont reprendre le flambeau.

Le système suisse reste donc malgré tout assez solide. Dans quelle mesure la France pourrait-elle s'inspirer de ce modèle – que vous qualifiez même de "miracle" dans votre dernier ouvrage ?

La spécificité suisse est d'avoir mis en place des établissements d'enseignement supérieur extrêmement performants, sur le modèle anglo-saxon, tout en les maintenant dans le giron public. Loin des droits d'inscription délirants pratiqués aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne depuis maintenant trois ans, les dix grands universités restent accessibles.

Seul bémol, le pays ne propose pas de bourse ni, quasiment, de prêts étudiants : ceux-ci doivent travailler s'ils n'ont pas les ressources pour subvenir à leurs besoins quotidiens. C'est ce que je qualifie dans mon livre de darwinisme.

Néanmoins, et sans revenir sur notre système social, la France pourrait s'inspirer de certains procédés suisses. En particulier concernant le recrutement des enseignants-chercheurs qui se fait chez nous complètement à l'aveugle : on donne à vie le statut de fonctionnaire à des personnes que le jury ne connaît pas ! Il faudrait instaurer, pour tous les recrutements, un régime de "tenure track", à savoir titulariser les personnels au bout de six à huit ans, durée qu'ils utilisent comme rampe de lancement, en ayant les moyens de mener des recherches.

Autres propositions : accorder plus de place à l'évaluation (de l'enseignement, de la recherche, des laboratoires…), supprimer le CNU (Conseil national des universités), instaurer des séjours post-doc de manière systématique… Quant à la tendance au regroupement d'établissements à l'œuvre depuis plusieurs années en France, l'objectif de casser les microstructures est positif : les grandes écoles sont lilliputiennes au regard des classements internationaux. Mais cela ne fonctionne pas, elles ne se fondent pas dans les Comue (Communautés d'universités et d'établissements). Comme le dit Jean Tirole, 15.000 à 20.000 étudiants, cela semble être une bonne échelle. Ce qui signifie aussi éviter les mégastructures de 100.000 étudiants que l'on atteint dans certaines régions.

 

François Garçon - Formation l'autre miracle suisse - couvL'enseignement supérieur suisse : un investissement qui paie
Après "Le modèle suisse" en 2011, François Garçon a publié en 2014 "Formation : l'autre miracle suisse". Un ouvrage dans lequel l'historien, maître de conférences à Paris 1 Pantéon-Sorbonne, décrypte le fonctionnement du système de ce petit pays, qualifié de "leader mondial de l'innovation", qui conjugue selon lui pragmatisme et excellence. Rappelant que 80% des établissements suisses sont classés parmi les 120 premières universités internationales, l'auteur souligne que la Suisse fait partie des pays dont la main d'œuvre est la mieux formée au monde.

L'une des clefs de la réussite réside dans les efforts financiers consentis pour soutenir l'enseignement supérieur : les hautes écoles affichent un budget de 9 milliards de francs suisses (7,5 milliards d'euros). "A titre de comparaison et toutes proportions gardées, souligne François Garçon, le budget français de l'enseignement supérieur, soit 22,9 milliards d'euros en 2013, est moitié moindre."

Formation  : l'autre miracle suisse, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2014.

Le blog de François Garçon.
Sophie Blitman | Publié le