"Publier ou périr", l'adage est connu dans le milieu de la recherche. Il cache une autre réalité : "publier ou procréer", un dilemme qui tourmente la profession tout au long de la carrière. Mais ce questionnement reste souvent personnel. Beaucoup de témoins ont réclamé l'anonymat, pour ne pas se mettre un chef à dos, pour ne pas hypothéquer leurs chances avant un concours, pour ne pas avoir l'air de se plaindre. "Lors d'une de nos retraites scientifiques, un collègue a posé la question, témoigne ainsi un chercheur en informatique. Comment mener une bonne carrière de recherche sans sacrifier sa vie de famille ? C'est compliqué..."
Métier passion, métier glouton
"La recherche est un métier prenant. C'est une passion. On y pense tout le temps, on a beaucoup de déplacements", explique Isabelle Longin, directrice adjointe des ressources humaines du CNRS. D'après le baromètre 2015 d'EducPros sur le moral des professionnels de l'enseignement supérieur et de la recherche, la moitié des personnels estiment que leur travail ne leur permet pas de garder un équilibre satisfaisant entre la vie professionnelle et la vie personnelle. Ce chiffre monte à 63% pour les doctorants et 62% pour les professeurs d'université ! Tous les chercheurs ne sont donc pas ravis de passer "un autre dimanche au laboratoire", comme le chantait Uri Alon, le chercheur célèbre pour ses interventions sur la vie émotionnelle des scientifiques.
Une pression que décrit ainsi ce chercheur en informatique. "Rester dans les standards internationaux demande beaucoup d'engagement et de travail. Les horaires sont souvent calés sur ceux des États-Unis, donc on travaille le soir. Il faut publier plusieurs fois par an, produire des données, écrire les articles, aller les présenter lors des conférences internationales." À cela s'ajoutent les heures de cours pour les enseignants-chercheurs, la réponse à des appels d'offres pour avoir des fonds, et les tâches administratives. Une réalité qui fait dire à un répondant du baromètre : "Faire des enfants, c'est renoncer à 'l'excellence scientifique' qui suppose un engagement soir, week-end et vacances."
Faire des enfants, c'est renoncer à 'l'excellence scientifique' qui suppose un engagement soir, week-end et vacances.
Une pression exacerbée sur les femmes
La recherche demande un engagement sans faille. Même dans le pire des cas ? "Le cancer de mon épouse a impliqué une coupure forte avec la recherche", témoigne une personne sur le baromètre d'EducPros.
Et bien sûr, une pression exacerbée sur les femmes. "Après mon congé de maternité, j'ai repris aux quatre cinquièmes. Cela a été très mal perçu par mon entourage professionnel. On m'a fait sentir que si je ne m'investissais pas à 100%, c'est que je n'étais pas faite pour ce métier et que je ne pourrais pas faire de carrière exemplaire en recherche."
Ce qui fait dire à Barbara Schapira, polytechnicienne, agrégée, maître de conférences en mathématiques : "Les universitaires ne sont plus une élite ultra minoritaire en dehors des lois, le droit du travail doit s'appliquer mais ça va être compliqué et dur, ce n'est pas dans la culture."
Sujet non grata
Concilier vie de famille et vie professionnelle est d'autant plus compliqué que personne ne s'intéresse au sujet. Les témoins, dans leur grande majorité, assurent ne pas pouvoir en parler à leur hiérarchie. "Ce baromètre montre bien que concilier vie personnelle et vie professionnelle est difficile pour les personnels, note François Sarfati, sociologue et conseiller scientifique d'EducPros. C'est important car le discours dominant dans les universités tend plutôt à nier cette difficulté."
Au sein du labo, même silence. Dans certaines disciplines, dire à son chef de laboratoire que l'on souhaite changer de ville, c'est se faire un ennemi à vie. Partout, solliciter une équipe d'accueil pour qu'elle ouvre un poste à la mutation, c'est lui demander de renoncer au recrutement prévu depuis plusieurs années et pour lequel elle a déjà un poulain.
Camille Dumat, professeure à l'École nationale supérieure agronomique de Toulouse, en témoigne : "Mon mari a eu une opportunité professionnelle dans la région paloise. Je pensais le suivre, mais mon chef souhaitait que je reste à Paris et il a pris mon départ comme une trahison. Quand j'ai contacté les collègues à Pau à l'occasion d'un concours, j'ai vu que je gênais : tout était programmé de longue date et je n'entrais certainement pas dans les plans. Nous avons finalement mis cinq ans pour que la famille soit réunie."
"Pendant cette période, je faisais ma recherche à Toulouse, mes enseignements à Paris et j'habitais à Pau avec mon mari et mes trois jeunes enfants, poursuit Camille Dumat. Pendant ce parcours du combattant, j'ai entendu des phrases comme : 'Les bonnes femmes, on va éviter de les recruter si elles commencent à nous embêter avec le regroupement familial.' Il faut être vigilant pour éviter que le fonctionnement collégial dans les universités tourne parfois au clanisme et à la cooptation, surtout à l'échelle locale."
La pénurie d'emploi accroît le phénomène. Un maître de conférences souffle : "On se bat tellement pour les postes..."