Cela fait bientôt quinze ans que ça dure : les chercheurs sont plus nombreux à travailler dans les entreprises privées que dans le secteur public. Ils représentaient, en 2013, 61 % de l'ensemble des chercheurs, soit 161.900 emplois équivalents temps plein, contre 104.300 dans le public. Et le phénomène devrait encore s'amplifier : l'emploi de chercheurs dans le privé a bondi de plus de 26 % depuis 2008, alors qu'il ne progresse que de 5 % depuis 2010 dans le public.
Cette tendance a été révélée dans la dernière édition de "L'état de l'enseignement supérieur et de la recherche en France", publiée par le ministère de l'Éducation nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, en juin 2016. "Pour les grands groupes, c'est devenu habituel de recruter des docteurs. Désormais, l'enjeu est du côté des PME (petites et moyennes entreprises)", constate Vincent Mignotte, directeur de l'Association Bernard Gregory (ABG).
Le cabinet, créé en 1980 par le ministère de la Recherche de l'époque, le CNRS et le CEA, est spécialisé dans le recrutement et l'accompagnement des jeunes docteurs. "La tendance est au recrutement de chercheurs par des petites entreprises, dont celles qui comptent moins de dix personnes, poursuit le directeur d'ABG. Les PME veulent concevoir et proposer des produits très innovants." Et elles comptent désormais sur les chercheurs pour atteindre leur objectif.
L'étude du ministère le confirme : "La part de chercheurs dans le personnel de recherche et développement est légèrement plus élevée dans l'ensemble des PME (66 %) que dans les ETI (entreprises de taille intermédiaire) et les grandes entreprises (respectivement 61 % et 65 %)." Les domaines où il y a le plus de besoins, selon Vincent Mignotte, sont l'informatique, l'électronique et le big data ; les sciences de l'ingénieur ; la biologie et la chimie.
De la R&D au marketing, il n'y a qu'un pas
Fabien Imbault est justement le directeur d'une PME du domaine informatique. Évolution Énergie est un éditeur de logiciels qui emploie 25 personnes, dont 12 docteurs en R&D. "Nous recrutons des chercheurs en maths appliquées, physique, et informatique, explique-t-il. Nous n'embauchons pas d'ingénieurs sur cette partie, car nous cherchons un raisonnement capable de faire un état de l'art complet et d'apporter de nouvelles solutions créatives."
"Le chercheur a pour lui la capacité à reformuler des questions ou à poser des problématiques nouvelles sous un nouvel angle, ajoute Vincent Mignotte. C'est ce qu'apporte la formation doctorale." Et que ce soit dans le public ou dans le privé, la compétence est devenue précieuse. En R&D, mais plus seulement.
"Chez Merck France, nous n'avons pas de département R&D, explique Juliette Longin, responsable du pôle excellence médicale de l'entreprise pharmaceutique et chimique et elle-même docteure. Aussi, nos recrutements de docteurs se font pour d'autres services : les affaires médicales ou même le marketing, où certains docteurs sont devenus chefs de produit."
Le chercheur a pour lui la capacité à reformuler des questions ou à poser des problématiques nouvelles sous un nouvel angle. (V. Mignotte)
Cette pratique n'étonne pas Fabien Imbault, qui, pourtant, n'embauche de docteurs qu'en R&D. "Lorsque votre entreprise est dans la vente de produits complexes, impliquant par exemple la chimie ou la biologie, c'est important d'avoir quelqu'un qui connaît les mécanismes de votre produit pour le vendre."
Les doubles ou triples profils appréciés
Travailler ailleurs qu'en R&D, oui. Mais attention, préviennent les recruteurs, les attentes sur ces postes peuvent déstabiliser les chercheurs. "Management, planification d'activités, mise en place de stratégies, pilotage de projets, communication vers l'extérieur, et beaucoup vers l'intérieur – car plus on monte dans l'industrie, plus on communique sur ce qu'on fait –, objectifs à remplir... Les doctorants que nous recrutons doivent s'attendre à des missions auxquelles ils ne sont pas habitués", explique Juliette Longin.
Les "esprits ouverts", prêts rapidement à changer d'environnement et à intégrer des missions hors de la recherche pure, sont donc fortement appréciés. Une solution pour les doctorants : valider plusieurs diplômes.
"Certains ont doublé ou triplé leur doctorat d'un diplôme d'épidémiologie ou de statistiques appliquées aux études cliniques, précise Juliette Longin. D'autres font des masters en économie de la santé. Les employeurs apprécient beaucoup ces doubles ou triples profils."
Aider les docteurs à valoriser leur profil
Encore faut-il savoir valoriser ces atouts. Au fil des recrutements, Fabien Imbault constate quelques différences entre chercheurs et ingénieurs. "Même si on a vu une nette amélioration ces dernières années, les jeunes docteurs ont plus de mal à se présenter que ceux qui sortent de masters ou d'écoles d'ingénieurs. Beaucoup arrivent encore en entretien sans costume-cravate. Il y a également une différence d'approche dans la présentation de leur parcours et de leur spécialité : soit ils sont trop spécifiques et n'arrivent pas à expliquer leur sujet à un néophyte ; soit ils ne parviennent pas à mettre en valeur leur parcours et leur motivation. En revanche, ils sont davantage dans une démarche d'honnêteté intellectuelle et de transparence sur leur parcours. C'est moins vrai chez les ingénieurs, qui ont tendance à éluder les difficultés qu'ils ont rencontrées."
Les jeunes docteurs ont plus de mal à se présenter que ceux qui sortent de masters ou d'écoles d'ingénieurs. (F. Imbault)
Pour aider les chercheurs à se préparer au mieux au secteur privé, le cabinet ABG propose des formations. En 2015, 3.000 personnes ont ainsi été sensibilisées aux attentes du marché.
"Nous les aidons à adopter le bon discours avec les entreprises : faire du réseau, trouver des informations sur les entreprises, réussir leur démarche d'approche, définir leurs prétentions salariales, détaille Vincent Mignotte. Tout cela est difficile pour les doctorants et docteurs sauf si leur laboratoire avait déjà des habitudes de collaboration avec les industriels."
Si les barrières culturelles tombent peu à peu, certaines empêchent encore les mises en relation... Et n'émanent pas seulement des candidats. "Les PME font face à une double difficulté, poursuit le directeur d'ABG. Si elles n'ont jamais travaillé avec un docteur, elles n'auront pas le réflexe d'en embaucher un ; par ailleurs, elles peuvent avoir du mal à trouver dans quel laboratoire se trouvent les compétences qu'elles recherchent, car il n'est pas facile pour une PME de connaître le tissu de la recherche publique." Les barrières culturelles doivent donc tomber des deux côtés.