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Après Charlie, la laïcité peine à s'imposer dans la formation des enseignants

Isabelle Dautresme Publié le
Après Charlie, la laïcité peine à s'imposer dans la formation des enseignants
Depuis 2015, pour être reçus aux concours des métiers de l'enseignement, les candidats doivent prouver leurs capacités à transmettre les valeurs de la République. // ©  Denis Allard / R.E.A
Un an après les attentats de Charlie Hebdo et de l’HyperCacher, l'idée que tous les futurs enseignants doivent être formés à la laïcité fait son chemin dans les Espé (Écoles supérieures du professorat et de l'éducation). Mais la mise en pratique reste délicate. 

Comment leur transmettre les valeurs de la République aux élèves ? Comment leur parler des attentats ? Les évènements de janvier 2015 ont mis en évidence le manque de préparation des enseignants à ces questions.

Un an plus tard, alors que Najat Vallaud-Belkacem a fait de "la formation des futurs professeurs à la laïcité et à la lutte contre les préjugés, une priorité", les valeurs et principes républicains sont plus souvent convoqués dans les Espé (Écoles supérieures du professorat et de l'éducation).

Un référent laïcité

Un référent laïcité a même été nommé dans chaque École. En l'absence de lettre de cadrage précise, les référents imaginent les actions qui leur semblent le mieux correspondre aux besoins : conférences, échanges de bonne pratiques, débats... Avec, partout, le même objectif : "sensibiliser tous les formateurs de l'Espé, quelle que soit leur discipline, aux questions des valeurs républicaines et de laïcité, et établir des passerelles entre les disciplines", détaille Xavier Lerner, référent à l'Espé de Poitiers.

Et Frédéric Dupin, référent à Paris, d'ajouter : "Nous devons faire admettre aux différents acteurs de l'Espé qu'il y a un enjeu de formation sur ces questions et que le débat doit être professionnalisé."

TROP PEU D'HEURES

Si la volonté des Espé de mettre les valeurs républicaines en avant dans la formation des futurs professeurs est réelle – d'autant plus que depuis 2015, pour être reçus aux concours des métiers de l'enseignement, les candidats sont censés démontrer leurs capacités à transmettre ces valeurs – c'est au niveau de la mise en pratique que les choses se compliquent.

Ces notions étant enseignées dans le cadre du tronc commun, qui rassemble les enseignements visant à créer un culture commune à tous les étudiants de master Meef (Métiers de l'enseignement, de l'éducation et de la formation), elles entrent en concurrence avec de nombreux modules, comme la gestion de l'hétérogénéité dans la classe, la prise en compte de la dyslexie ou encore le travail en interdisciplinarité.

Au final, il ne reste parfois, comme à Versailles, qu'entre trois et six heures pour aborder une notion aussi complexe que la laïcité. "C'est très peu, pointe Jean-François Nordmann, formateur à l'Espé versaillaise. Aller plus loin dans ces apprentissages comme le souhaite l'institution ne peut se faire qu'au détriment d'autres enseignements."

Un enseignement très théorique

Au-delà de la question du temps consacré aux valeurs de la République dans la maquette de formation des enseignants, se pose également celle de la manière de les transmettre. Au ministère, on a beau répéter "que les formations à la laïcité dans les Espé ne doivent surtout pas consister à prêcher la bonne parole", la consigne a du mal à se concrétiser.

"Dans les faits, ces formations sont très abstraites et ne permettent pas de répondre à des situations particulières du type : que faire quand un élève tient des propos prosélytes ou quand il conteste un enseignement ?" regrette Patrick Ghrenassia, formateur à l'Espé de Paris.

Conscientes de ce biais, certaines Espé, comme celle de Lyon, proposent un enseignement qui mêle cours magistraux, "pour les connaissances", et analyses de cas concrets. Sur le site d'Antony dépendant de l'Espé de Versailles, les futurs enseignants des voies technologiques, professionnelles et du premier degré sont invités à débattre de ces questions ensemble, pendant une demi-journée.

D'autres écoles font appel à des associations membres du Cape (Collectif des associations partenaires de l'école), avec qui le réseau des Espé a signé une convention. "Nos interventions, beaucoup plus nombreuses depuis janvier, reposent sur des échanges de pratiques et font la part belle à la pédagogie par projets", note Anne Sabatini, responsable du secteur école des Ceméa (Centres d'entraînement aux méthodes d'éducation active), une association membre du Cape.

Dans les faits, ces formations sont très abstraites et ne permettent pas de répondre à des situations particulières.
(P. Ghrenassia)

Des Futurs enseignants toujours désarmés

Malgré ces initiatives, les futurs professeurs se sentent toujours mal préparés. "Je sais définir ce que sont les valeurs de la République, mais on ne m'a pas expliqué comment les transmettre", regrette ainsi Caroline Coubard, en M2 Meef d'histoire-géographie à Versailles.

Certains vont toujours jusqu'à refuser d'aborder les questions de laïcité, de liberté d'expression ou des attentats avec leurs élèves, ne sachant pas quoi dire ou par crainte des dérapages. En témoigne Ariel, professeur stagiaire de mathématiques à Toulouse, qui a préféré ne pas parler des attentats du 13 novembre avec ses élèves, malgré l'abondance des ressources mises à sa disposition par le ministère et l'Espé : "Je les ai renvoyés vers le professeur d'histoire, bien plus au fait de ces questions." À l'encontre des préconisations de la rue de Grenelle, pour qui tous les professeurs, quelle que soit leur discipline, "doivent avoir une connaissance précise sur ces notions".

passer de l'implicite à l'explicite

"En réalité, au cours de la formation, la laïcité et les valeurs de la République sont abordées le plus souvent de façon implicite, comme si elles allaient de soi pour tous les enseignants", lâche Adel Litaiem, en M2 Meef d'histoire-géographie à Créteil. 

Pour Charles Coutel, philosophe et membre de l'Institut d'étude des faits religieux (IEFR),"la formation à la laïcité telle que la conçoit le ministère est une fuite en avant, elle relève d'un discours incantatoire. Des modules existent bien dans les Espé, mais ils sont dérisoires au regard de la taille du chantier qui est à mener."

Nicolas Cadène, rapporteur de l'Observatoire de la laïcité, se veut plus positif :"Il faut laisser du temps pour que les choses se mettent en place mais la volonté de l'Éducation nationale de former les enseignants à ces questions est réelle, même si force est de constater que l'investissement est variable d'une Espé à l'autre."

Pour éviter ce biais, Philippe Gaudin, membre de l'Institut européen en sciences des religions (IESR), appelle à "l'élaboration d'un module identique à toutes les Espé, qui embrasserait l'enseignement des faits religieux, la laïcité et l'EMC". Difficile quand les maquettes de formation relèvent de chaque université.

Isabelle Dautresme | Publié le