En septembre dernier, dans un communiqué de presse, l’Ipag se félicitait de "[son] ascension fulgurante" en matière de recherche, qui lui permettait désormais de compter "parmi les grandes". "Fulgurante" l'ascension de la business school en matière de recherche l'est assurément vu le bond spectaculaire enregistré en manière de productivité : avec 81 articles publiés dans des revues CNRS et Fnege en 2013 (voir encadré), les quelque 60 enseignants-chercheurs permanents de l'Ipag ont moissonné une moyenne de… 2,61 étoiles par professeur. Des scores qui dépassent ceux de l'Essec, qui ne totalise en 2013 "que" 43 articles et 116 étoiles avec une production de 1,14 étoile par enseignant-chercheur permanent, et qui sont supérieurs, en nombre d’articles à ceux d’HEC ! Le résultat de la stratégie très particulière de son directeur, Guillaume Bigot, pour apparaître comme un acteur majeur de la recherche en gestion et en management dans les revues internationales.
COmposer Un corps enseignant "designé pour la recherche"
Guillaume Bigot arrive aux commandes de l’Ipag en 2008 après avoir dirigé une autre école de commerce postbac (l'EMLV – École de management Léonard-de-Vinci –, installée à la Défense). Il amène avec lui Frédéric Teulon, qui travaillait également à l'EMLV. Cet agrégé d'économie et de gestion, auteur de nombreux ouvrages de vulgarisation, coauteur d'un célèbre manuel d'économie politique avec Raymond Barre, est chargé de créer et développer la recherche de l'école de management postbac. Pour cela il crée un laboratoire – l'Ipag Lab – en 2009 et s’entoure d’un corps enseignant "designé pour la recherche", selon l’expression du directeur de l’Ipag. Avec, en particulier, deux chercheurs particulièrement productifs : Khaled Guesmi, docteur en finance de l'université Paris 10 (Nanterre), et Duc Khuong Nguyen, docteur en finance de l'université Grenoble 2, dont il fait son adjoint à la direction de la recherche.
distribuer des primes très attractives
Cette "task force" a une mission principale : produire des articles. Leur nombre d’heures annuel d’enseignement est réduit : il peut descendre à 80 heures, contre 160 heures en moyenne dans d’autres écoles. Un système de primes au rendement est mis en place. Même si ce type d’incitation financière existe aussi dans d’autres établissements, il tient une place centrale dans le fonctionnement de l’Ipag. "Nous avons un fixe pour nos enseignants-chercheurs qui n'est pas mirobolant et même en dessous de la moyenne du marché, observe Frédéric Teulon sans donner de chiffres. Mais notre système de primes est très attractif en ce qui concerne la publication des articles."
Nous avons un fixe pour nos enseignants-chercheurs qui n'est pas mirobolant et même en dessous de la moyenne du marché. Mais notre système de primes est très attractif en ce qui concerne la publication des articles.
(Frédéric Teulon - Ipag)
Cibler les revues
Publier un maximum a une autre implication : "Pour pouvoir exister et sortir de l'anonymat, nous avons développé une stratégie de publication de recherche quantitative, confie Frédéric Teulon. Nous n’avons pas la prétention de nous situer au même niveau qu'HEC qui publie dans des revues de rang 1." Il n'empêche. Même pour publier en telle quantité dans des revues de catégorie 2 ou 3, l'Ipag reconnaît avoir procédé à un "ciblage" précis. "Nous avons su repérer des revues qui sont plus accessibles que d'autres, convient Frédéric Teulon. Et nous essayons de faire des choses qui correspondent à ce qu'elles attendent." Par exemple "Applied Economics", une revue de catégorie 2 CNRS. "C'est une revue qui veut des articles concernant l'économie appliquée, explique Khaled Guesmi. Du coup nous allons chercher les nouveautés en économétrie, en statistique et 'on fait de l'appliqué'." Avec un certain succès : le "Journal of Applied Business Research", revue américaine (catégorie 3 CNRS) a ainsi publié 14 articles en 2013 signés ou cosignés par des enseignants-chercheurs permanents de l’Ipag. Problème : Khaled Guesmi se trouve être aussi un rapporteur ("reviewer") de cette revue généraliste. "Je ne rapporte jamais de papiers Ipag. L'éditeur m'envoie des papiers anonymes", assure Khaled Guesmi, se défendant d'être juge et partie.
Nous avons su repérer des revues qui sont plus accessibles que d'autres. Et nous essayons de faire des choses qui correspondent à ce qu'elles attendent.
(Frédéric Teulon - Ipag)
éviter le terrain
Publier principalement en finance appliquée et en économétrie permet également d’aller vite… à condition de ne pas faire d'études de terrain ! "Nous ne perdons pas de temps en collecte de données", explique Frédéric Teulon. "Il existe des bases en accès libre comme World Bank of St.Louis, Datastream, Bloomberg. Les données y sont déjà traitées. En un clic, il est possible d’accéder à une base sans passer six mois à la créer", précise Khaled Guesmi. Des méthodes de travail qui laissent pensifs d'autres spécialistes de ces disciplines, pour lesquelles la collecte des données prend au contraire un temps considérable. Cela peut prendre entre six mois et un an pour vérifier la fiabilité des données et effectuer tous les traitements statistiques en amont", estime ainsi Jean-Philippe Boussemart, professeur des universités à Lille 3.
Produire à la chaîne
Mais tous ces petits "aménagements" ne seraient pas suffisants si l’Ipag n’avait mis au point, pour sa production d'articles, une stricte division du travail entre co-auteurs. "Nous sommes toujours trois ou quatre sur un article, explique tranquillement Duc Khuong Nguyen, le jeune adjoint à la recherche de Frédéric Teulon. Dans l'équipe, c'est moi qui conçoit les papiers. J'écris principalement les introductions et les conclusions, et je vérifie la cohérence entre les parties", explique-il. Le reste est délégué à un ou plusieurs chercheurs le plus souvent extérieurs à l’école, choisis pour leur spécialité et leur aptitude à respecter les "deadlines". Duc Khuong Nguyen, qui coordonne le travail des participants et vérifie la cohérence de l'ensemble, jongle ainsi en permanence avec 30 à 40 papiers en cours… qui seront quasiment tous publiés !
Ce système de coproduction – tout à fait normal dans le milieu de la recherche – atteint ici un niveau inégalé. Les articles copubliés seront ensuite attribués à l’ensemble des établissements des auteurs, donc, aussi, à l’Ipag, et viendront augmenter ses citations dans les revues internationales.
Obtenir des résultats "hors normes"
Pour la direction de l’école, cette productivité ne saurait exister sans la forte émulation qui régnerait au sein du laboratoire de recherche et la capacité de travail des équipes de recherche. À commencer par son directeur, Frédéric Teulon, qui confie travailler en moyenne treize heures par jour week-ends compris. "Je n'ai pas pris de vacances cet été. Si je ne travaillais pas de manière acharnée depuis six ans, on n'y arriverait pas."
Avec des résultats "hors normes" à la clé. Frédéric Teulon, qui n'avait pourtant jamais publié d'articles de recherche avant 2009 selon le site de l’école, a publié 16 articles en 2013, avec des co-auteurs, et totalisé 34 étoiles. Duc Khuong Nguyen et Khaled Guesmi ont respectivement publié 11 et 14 articles de recherche, avec des co-auteurs, décrochant 31 et 23 étoiles CNRS. À eux trois, ils ont signé plus d’un tiers des articles de l’école en 2013.
Ces chiffres laissent songeurs bien des observateurs. "Je ne vois pas comment on peut produire totalement ou en partie plus de 10 articles par an dans des revues avec comité de lecture sérieuses, s'étonne Christophe Roquilly, doyen du corps professoral et de la recherche de l'Edhec. Même pour une revue de catégorie 4, 4 articles par an, c'est un maximum." "Humainement, cela me semble impossible, s'étonne Jérôme Caby, directeur d'ICN Nancy. Publier 3 papiers par an dans des revues de catégorie 2 ou 3, c'est déjà être un stakhanoviste." "Trente-quatre étoiles en une année : cela mérite le Nobel ! ironise Jean-Philippe Boussemart. Voir certains professeurs publier ainsi plus de 10 articles par an pendant plusieurs années n'est pas crédible."
Publier trois papiers par an dans des revues de catégorie 2 ou 3, c'est déjà être un stakhanoviste.
(Jérôme Caby - ICN)
Se placer dans la Base RePEc
Mais le but ultime de cette "machine de guerre" dépasse le cadre de l’Hexagone. Il s’agit de donner à l’Ipag une visibilité mondiale en recherche et d’attirer ainsi toujours plus d’étudiants. Pour cela, Frédéric Teulon a décidé d’"investir" ce qui est, selon Wikipédia, la plus vaste base de documents académiques téléchargeables au monde : la plateforme RePEc (Research Papers in Economics). Ce site, installée à Saint Louis (États-Unis), comporte des liens vers de plus de 1,3 million d'articles.Les institutions et les auteurs y sont classés selon leur notoriété (citations, téléchargements, etc.) au niveau international et national.
Pour atteindre ce but, l’Ipag a donc enregistré sur la base toutes les publications de ses propres chercheurs, mais également celles de tous ses professeurs "affiliés". "Ce sont des chercheurs associés qui appartiennent à d'autres universités et affichent une affiliation à hauteur de 10, 20 ou 30% pour l'Ipag", explique Frédéric Teulon, augmentant ainsi le stock d’articles comptabilisés sous la marque Ipag.
Mais la base RePEc tient compte également des "working papers", qui sont des articles de travail non publiés. "Nous avons mis sur la base tout ce qu'on avait en stock en working papers", confie Frédéric Teulon, qui avait à lui seul au premier semestre 2014 76 working papers enregistrés ! "C'est hors norme. Moi, j'arrive à écrire 2 working papers par an", témoigne Donatien Hainaut, professeur de finance à l'ESC Rennes. Frédéric Teulon admet avoir mis en ligne des articles d'il y a dix ans ou des ébauches : "Mes working papers sont d'une qualité inégale. Certains sont des ébauches qui permettront ensuite d’aller plus loin en termes de publication. De plus les working papers jouent un rôle important pour monter dans le classement international RePEc et pour obtenir un plus grand nombre de citations."
En septembre 2014, RePEc publiait son classement des 25% des meilleures institutions en économie en France. Objectif atteint : l'Ipag s'y classait 9e, derrière l'université Dauphine (13e) et HEC (15e) ! Et Frédéric Teulon était référencé parmi les 1% des meilleurs chercheurs en économie du monde sur les dix dernière années…
Ce n'est pas nous qui avons mis en place les règles du jeu. À partir du moment où les règles ont été écrites par d'autres et nous sont imposées, nous nous sommes mis à jouer avec elles.
(Guillaume Bigot - Ipag)
Tirer un profit rapide et maximAL des règles du jeu
Guillaume Bigot, directeur de l'Ipag, ne s'en cache pas : "Ce n'est pas nous qui avons mis en place les règles du jeu. À partir du moment où les règles ont été écrites par d'autres et nous sont imposées, nous nous sommes mis à jouer avec elles." Au point de dévoyer un système de mesure par rapport à la finalité visée ? La communauté des chercheurs jugera…
L'école a en effet bien joué : en 2013, la CEFDG (Commission d'évaluation des formations et diplômes de gestion), qui évalue les formations en gestion, renouvelait pour quatre ans le précieux grade de master à son diplôme bac+5. L'instance d'évaluation soulignait même "la production de recherche avérée" de l'école comme un de ses points forts. Ironie de l'histoire : début 2009, Guillaume Bigot, tout juste arrivé à la tête de l'Ipag, déclarait pourtant ("Le Point" du 12 février 2009) n'être pas intéressé par la recherche ou la quête du grade de master. "Notre métier n’est pas la recherche, mais de préparer les étudiants à entrer dans le monde professionnel."
Le CNRS et la Fnege répertorient les revues scientifiques d'économie et de gestion. Les revues sont classées en 4 niveaux par ordre croissant de qualité : 4 (le niveau le plus bas), 3, 2, 1. Quelques revues exceptionnelles sont classées 1*. Les revues de rang 1 et 1* ont des exigences extrêmement élevées par rapport aux revues de rang 4. Plus difficiles d'accès en raison de leur forte sélectivité, elle sont aussi les plus prestigieuses.
À chaque article paru dans une revue est associé un nombre d’étoiles : 5 étoiles pour une parution dans une publication de rang 1* (classement Fnege) ou 1e, 1g ou 1eg (classement CNRS), puis 4 étoiles pour une parution dans une revue de rang 1, 3 étoiles dans une revue de rang 2, 2 étoiles dans une revue de rang 3, et enfin 1 étoile dans une revue de rang 4.
Un chercheur qui "décroche" 5 étoiles une année peut donc avoir publié un article exceptionnel… ou 5 articles de rang 4.