Le 7 février 2017, deux ans après les attentats de Charlie Hebdo, un rapport classé "secret-défense" sur la recherche scientifique est remis au ministère de l'Intérieur. Le CNCB (Conseil national consultatif pour la biosécurité), créé fin 2015 pour réfléchir aux détournements d'outils biologiques à des fins terroristes, y liste toute une série de mesures. De ce rapport, seule une synthèse est publiée.
Parmi les recommandations : une surveillance accrue des bases de données répertoriant les agents pathogènes sensibles, algorithmes pour détecter qui les commande... Et renforcement des contrôles sur les laboratoires de microbiologie. Le tout en conciliant "liberté de recherche et impératifs de sécurité".
"Nous essayons de ne pas restreindre les recherches, mais s'il y a des travaux douteux ou potentiellement dangereux, il faut faire attention", justifie Henri Korn, de l'Institut Pasteur, l'un des six scientifiques habilités secret-défense siégeant au CNCB, qui dépend du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale.
"Les laboratoires accueillent beaucoup de monde, des étrangers, des stagiaires... Nous ne vivons pas dans un monde sans dérives. Les gens qui basculent dans le terrorisme, ça existe", assure Bernard Meunier, membre du Conseil, ainsi que de l'Académie des sciences.
Préserver le "potentiel scientifique de la nation"
De crainte que les travaux scientifiques ne soient détournés à des fins belliqueuses, en quelques années, une sorte d'état d'urgence s'est appliquée au monde de la recherche. Dès 2008, Henri Korn tire une première sonnette d'alarme avec son rapport sur les "menaces biologiques". Selon lui, la prise en compte de ce péril a été lente et difficile. Notamment la délimitation des zones jugées sensibles. "Le fonctionnaire de sécurité du ministère de l'Éducation nationale voyait des espions partout...", se souvient une source proche du ministère.
En février 2014, une législation visant à parer la "menace terroriste" est étendue aux unités de recherche classées sensibles. Elle s'adosse à la politique de "protection du potentiel scientifique et technique de la nation" (PPST), notion née fin 2011 par décret ministériel. Elle vise à protéger les savoirs et savoir-faire hexagonaux de l'espionnage économique et du terrorisme. Détaillé dans un arrêté du 3 juillet 2012, le spectre des domaines jugés sensibles est vaste : il s'étend de la biologie à la sécurité informatique, en passant par les mathématiques.
Nous essayons de ne pas restreindre les recherches, mais s'il y a des travaux douteux ou potentiellement dangereux, il faut faire attention.
(H. Korn)
Des zones à régime restrictif
L'une des conséquences a été l'instauration de zones à régime restrictif (ZRR), où des règles très strictes s'appliquent aux activités de recherche. Désormais, au sein des laboratoires, l'accès à certaines pièces, étages ou bâtiments est filtré. Pour y rentrer, les étudiants en stage, doctorants en thèse, chercheurs en activité, doivent remplir un dossier et obtenir l'aval du fonctionnaire de sécurité défense (FSD) de l'université, par qui transite toute demande d'accès.
Ces conditions incluent un chapelet de contraintes matérielles (portiques, badgeuses), mais aussi immatérielles, notamment la sécurisation des communications. Cryptage des e-mails, mise en place de passerelles SSH (un protocole de communication sécurisé)... "Cela nécessite un effort considérable au niveau matériel, humain et financier, et le CNRS n'a fait aucun effort pour nous doter", souffle le responsable d'un laboratoire en sciences de l'ingénieur parisien.
Les ZRR s'étendent bientôt à des centaines d'unités – le chiffre exact est confidentiel – en particulier de médecine, de biologie et de chimie organique. Sitôt promulguées, sitôt critiquées. Dès février 2014, une intersyndicale de l'enseignement supérieur (CGT, FSU, FO, SUD) réclame "l'arrêt immédiat de la mise en place des ZRR et de la militarisation de la recherche publique", jugeant ces mesures "tout droit sorties du délire de fonctionnaires sécurité défense" et en voie "d'affaiblir la recherche française".
"Ni à l'époque, ni aujourd'hui, on ne comprend pourquoi on a mis de telles restrictions sur nos recherches : elles ne sont pas sensibles et se font bien en amont de ce qu'on pourrait utiliser à des fins nocives", confie un responsable de laboratoire d'informatique en région parisienne. Le 28 mars 2014, une motion est déposée par les personnels du Limsi (laboratoire d'informatique pour la mécanique et les sciences de l'ingénieur, rattaché au CNRS), afin de protester contre ces "conditions inacceptables et inapplicables", en vain.
Moins de doctorants, moins de chercheurs étrangers
Les répercussions sont fortes sur la mobilité des personnels de recherche. "Tous les recrutements passent par l'accord du haut fonctionnaire sécurité défense. Et quand je dis tous, c'est tous ! Doctorants, chercheurs, personnels administratifs et techniques... Même les femmes de ménage ! Car on peut imaginer des forces malveillantes qui pourraient les utiliser", ironise Didier Wolf, directeur du Cran (Centre de recherche en automatique de Nancy), laboratoire rattaché à l'université de Lorraine, sous ZRR depuis 2014.
Une fois que le fonctionnaire de sécurité a rendu son verdict, la décision finale est suspendue à l'approbation d'un haut fonctionnaire de sécurité défense, siégeant dans le ministère de tutelle – l'éducation nationale, l'industrie, la santé... – et qui évalue la sensibilité des profils et des sujets de recherche.
Les collaborations avec certains États seront examinées avec suspicion, au vu de ces règles. Ce qui peut mettre à mal les relations avec les universités étrangères. Directeur du Loria (laboratoire lorrain de recherche en informatique et ses applications), Jean-Yves Marion témoigne de ces difficultés : "Pour recruter des chercheurs ou des stagiaires du Moyen-Orient, d'Asie, de Chine, ce n'est plus très facile... Alors que pour ceux originaires de Suède ou du Danemark, il n'y a pas de problème."
Pour recruter des chercheurs ou des stagiaires du Moyen-Orient, d'Asie, de Chine, ce n'est plus très facile...
(J.-Y. Marion)
"Avant, on avait des thésards venant de n'importe où. Maintenant, certains pays sont proscrits, ce qui nous handicape énormément", dit, médusé, le précédent responsable de laboratoire parisien. "Je comprends le législateur, mais nous faisons de la recherche publique..." poursuit Jean-Yves Marion, dont les unités échangeaient initialement avec une cinquantaine de pays.
Deux mois sont nécessaires pour valider un recrutement. Du moins sur le papier. Le nombre de ZRR ayant augmenté, les délais s'allongent. "Avant, c'était deux mois. Maintenant, c'est parfois trois. Si le doctorant est étranger – et c'est souvent le cas –, s'il est Chinois, Russe, Allemand, Iranien... Nos demandes sont rejetées et nous recevons un message laconique disant que cette personne ne pourra pas travailler chez nous", pointe Didier Wolf, du Cran. Le ministère n'est pas tenu de justifier son avis, laissant les responsables de laboratoires sans explications.
D'après le responsable du laboratoire d'informatique parisien, le volume de refus a augmenté : "À peu près 20 % des chercheurs ou des étudiants sont refusés ! Et pour certains domaines de recherche, très en amont de toute possibilité d'application, cela nous paraît totalement farfelu !" Auparavant, seuls 4 à 7 % des recrutements étaient retoqués. De nombreux étudiants préfèrent alors effectuer leur stage ou leur doctorat hors ZRR.
les personnels sensibilisés
Bernard Meunier défend les préconisations du CNCB : "Dans la situation actuelle, il serait tout de même surprenant de critiquer des mesures mises en place pour éviter les cas de terrorisme..."Les quatre crans de sensibilité des ZRR incluent aussi le risque dit de "pillage économique". Et les exemples de personnalités à risques détectées existent.
"Un jour, à l'Inserm, un cahier de laboratoire a mystérieusement disparu. On l'a retrouvé trois jours plus tard derrière un congélateur, il contenait comme par hasard des données sensibles. C'était l'œuvre d'un stagiaire venu en Erasmus, téléguidé par un compétiteur étranger", raconte Patrice Binder, bactériologiste, ancien fonctionnaire de sécurité à l'Inserm, et membre du CNCB.
Puisqu'il n'est pas possible de "mettre un policier derrière chaque cerveau", plaide le biologiste, les personnels sont sensibilisés… par les services de renseignement. Des formateurs de la DGSI (direction générale de la sécurité intérieure) sont chargés de venir instiller dans ces laboratoires une culture de la vigilance.
Via des ateliers de formation, les agents des renseignement apprennent aux personnels à "signaler les dérives ou attitudes bizarres". Et tissent des réseaux d'informateurs jusque dans les labos. "La recherche n'est pas déconnectée du monde de la surveillance intérieure, argue Patrice Binder. Les agents viennent, entretiennent des réseaux et construisent leurs propres canaux d'informations."
Mais le système a des failles. L'an dernier, la candidature d'un étudiant polonais voulant faire un stage en France a été acceptée à la DGA (direction générale de l'armement), mais rejetée par le fonctionnaire sécurité défense d'un laboratoire nancéien, illustrant des dissonances d'appréciations. Et Didier Wolf de discerner un autre écueil : "Dans les revues scientifiques, avec tout ce que l'on publie, nous dévoilons nos résultats de recherche ! Le caractère sensible devrait être évalué avant..." Une idée qui semble faire son chemin.