Pas une "baisse de niveau en tant que telle", mais "plutôt un déplacement de compétences". C’est ainsi que Jean Bastianelli, proviseur du lycée parisien Louis-le-Grand et président de l’APLCPGE (Association des proviseurs de lycées à classes préparatoires aux grandes écoles) aborde la question.
Alors que l'étude internationale Timms, publiée le 29 novembre 2016, pointe du doigt le faible niveau en maths des élèves de terminale S français, et que les résultats de l'étude Pisa, publiés le 6 décembre 2016, sont attendus avec crainte, les acteurs de l'enseignement supérieur analysent la situation, la tête froide. "On observe un déplacement des compétences techniques. Les élèves ne sont pas moins malins, mais ils ont d’autres compétences", déclare Jean Bastianelli.
Des difficultés à construire un raisonnement
Sur certains points des programmes scientifiques, le constat est dur, même dans les écoles d’ingénieurs, qui sélectionnent pourtant leurs étudiants, souvent sur concours. Difficultés en calcul, en démonstration, manque de rigueur et réflexion... La liste des reproches faite à l'encontre des nouvelles générations de bacheliers est longue. Et souvent corrélée aux nouveaux programmes du lycée, entrés en vigueur en 2011.
"La capacité de concentration diminue, même sur les cours d’une ou deux heures, détaille Olivier Ricou, directeur de la recherche à l’école francilienne d’ingénieurs Epita. Les étudiants ont plus de mal à faire des démonstrations et à se montrer rigoureux du début à la fin, mais aussi à construire un raisonnement, à aller d’un point A à un point B. En informatique, par exemple, dès qu’on touche à des choses compliquées, le manque de rigueur se révèle tout de suite."
L’enseignant-chercheur se montre inquiet sur leur maîtrise des réflexes scientifiques. "Avant, tout était démontré dès le collège, en cours de maths. Ce n’est plus le cas. Le principe du scientifique, qui est de vouloir tout démontrer, existe de moins en moins. Les élèves acceptent plus facilement les concepts, sans demander de preuve", ajoute-t-il.
Le principe du scientifique, qui est de vouloir tout démontrer, existe de moins en moins. Les élèves acceptent plus facilement les concepts, sans demander de preuve.
(O. Ricou)
Rémy Sart, responsable du cycle préparatoire à l'ESILV, école d'ingénieurs installée à Paris-la-Défense, dénonce un autre effet collatéral des nouveaux programmes : la capacité d’abstraction des bacheliers a diminué. "Au lycée, ils apprennent de plus en plus via des exercices et s’entraînent moins à comprendre des concepts abstraits. Peut-être l’enseignement en terminale n’est-il pas assez théorique ? Cela se ressent en tout cas dans toutes les matières scientifiques", juge-t-il. Et ce dernier de déplorer également la disparition de certains éléments clés du programme de maths. "Ils n’étudient plus l’intégration des parties, par exemple, qu’il faut donc leur faire découvrir une fois qu'ils rejoignent l’école."
des outils d'approfondissement
Face à ces nouveaux paramètres, les écoles s’interrogent et s’adaptent, afin de remettre tous leurs élèves à niveau. C’est justement une réflexion en cours à l’UTT (université de technologie de Troyes), école d'ingénieurs postbac. Dominique Barchiesi, directeur de la formation de l’établissement, précise ces projets en cours. "Nous prévoyons des outils numériques permettant d’accéder à des exercices structurants, pour travailler de façon systématique durant le premier semestre. Cela pourrait prendre la forme de modules, avec la possibilité de générer des exercices et des niveaux à valider", propose-t-il. L’UTT souhaite lancer cette expérimentation dès la rentrée 2017, afin de permettre à ses étudiants de première année de s’entraîner en calcul et en raisonnement.
De son côté, l’Estaca (École supérieure des techniques aéronautiques et de construction automobile) voit déjà les résultats de son nouveau modus operandi. La pédagogie inversée, généralisée depuis la rentrée 2016 en première année postbac, montre déjà des résultats positifs, d’après Renaud Roy, directeur adjoint de la formation de l’établissement.
"Nous avons également mis en place des cours sur les outils mathématiques pour la physique. Ce sont des modules spécifiques, sur les huit premières semaines du cursus, qui reviennent sur les fondamentaux. Une fois qu’ils sont maîtrisés, les étudiants gagnent du temps dans toutes les matières. Pour l’enseignement de l’électricité, les complexes sont un outil essentiel, qu’ils ne connaissent plus", rajoute Renaud Roy. L’école d’ingénieurs propose enfin des petits QCM (questionnaires à choix multiples) et des serious games. "Ils ne peuvent pas accéder au niveau supérieur avant d'avoir obtenu 14/20. Cela les pousse à travailler chez eux et à rattraper les bases."
Désormais, l’ingénieur est un manager de projet technologique. Il est logique que le contenu des formation se transforme, avec moins de sciences dures.
(F. Cansell)
La pédagogie inversée est aussi une solution instaurée à l’ESILV, tandis que l’Epita se penche sur des Mooc en maths et en algorithmique lors des débuts en classes prépas intégrées. En CPGE, un autre moyen se dessine. "Dans plusieurs établissements, nous utilisons les khôls de début de première année pour organiser des séances de travaux dirigés, donner des conseils, et aider les élèves", rappelle Sylvie Bonnet, présidente de l’UPS (Union des professeurs de classes préparatoires scientifiques).
À nouveaux bacheliers, NOUVELLES COMPÉTENCES
Néanmoins, le tableau n’est pas complètement sombre. Certes, certaines compétences nécessaires aux études d’ingénieurs sont moins poussées qu’avant la réforme des programmes au lycée. Mais les étudiants sont aussi plus à l’aise sur d’autres points. Dominique Barchiesi, de l’UTT, met ainsi en avant "une sensibilité accrue aux enjeux sociétaux et à leurs liens avec l’ingénierie", ce qui manquait aux bacheliers auparavant. Jean Bastianelli, du lycée Louis-le-Grand, évoque, lui, des programmes de maths "davantage tournés vers les statistiques et les probabilités, ce qui intéresse aussi les écoles."
Tous ces changements ne semblent pas inquiéter outre mesure les écoles d’ingénieurs, qui s’adaptent à ces nouveautés. François Cansell, président de la Cdefi (Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs) et directeur général de Bordeaux-INP, tempère le constat et ne s’alarme pas.
"Le métier a changé. Il y a trente ans, les ingénieurs étaient spécialisés en technologie, avec seulement 5 % de sciences humaines et sociales dans leurs cursus. Aujourd’hui, cela représente un quart à un tiers de la formation, avec des connaissances en gestion d’équipe et des bases de management. Désormais, l’ingénieur est un manager de projet technologique. Par conséquent, le contenu des formations se transforme, avec moins de sciences dures", estime-t-il.
Il se montre en tout cas rassurant envers ceux qui s’inquiéteraient de cette évolution : "Via le référentiel de la CTI (Commission des titres d’ingénieurs), nous nous assurons sans cesse que les diplômés disposent bien des compétences dont a besoin le monde de l’entreprise."