Schumacher est devenu un cas pratique de droit. Par groupes de trois, des étudiants planchent sur l’accident de ski du champion de Formule 1. "Il s’agit de déterminer les responsabilités dans l’accident. Celles de la personne elle-même, de la société ou du fabricant du casque", résume Karim, dans la moiteur d’une salle de classe du lycée René-Cassin de Strasbourg.
Titulaire d’un bac pro ELEEC (électrotechnique énergie équipements communicants), le jeune homme de 19 ans est en deuxième année de "prépa ECP" (économique et commerciale, voie professionnelle), classe préparatoire aux écoles de management ouverte en 2009 et réservée aux bacheliers professionnels. Un parcours en trois ans, au lieu de deux pour les bacheliers issus de la voie technologique (ECT) ou générale. "Nos deux premières années, c’est la première année des autres", croit savoir Guillaume Lamotte, arrivé d’Orléans en septembre 2012 avec son bac pro comptabilité et sa bourse étudiante en poche.
Des cours communs pour en finir avec la hiérarchie des séries
Ce mardi après-midi de mai 2014, Grégoire Arnaud, professeur en économie et droit, passe de groupe en groupe, questionne et oriente. Il parle bas. Les étudiants aussi. Depuis la rentrée, il dispense des cours communs aux étudiants de première année de prépa ECT et à ceux de deuxième année d’ECP. Un rapprochement dans ces matières permettant aux élèves de chaque série de prendre conscience plus tôt dans leur cursus que "certains bacs pro peuvent être meilleurs que des étudiants issus de la voie techno", résume l’enseignant. Une tentative pour faire bouger les lignes d’une représentation hiérarchisée des séries avant la dernière année, celle des concours, durant laquelle tous les cours sont communs aux ECT et ECP.
Ce jour-là, les groupes se sont formés entre camarades issus de la même filière. "Comme toujours… On se connaît mieux, c’est normal", analyse Andra Neda, tout en assurant que "personne ne se soucie de savoir quel bac tu as fait, ici". Sent-elle une différence de niveau avec les étudiants d’ECT ? "Je pensais qu’ils avaient plus de connaissances que nous, reconnaît l’étudiante de 21 ans. C’est peut-être vrai en maths, où ils avaient un programme plus poussé au lycée, mais pas en éco et en droit, matières dans lesquelles on est mélangés."
Une "deuxième chance" à saisir
"On a de la chance d’être là. Cette classe donne une deuxième chance aux bacs pro", insiste Andra. Ses camarades acquiescent. À la pause, la jeune Roumaine, arrivée en Alsace à 14 ans, se raconte. Très bonne élève, elle apprend le français en trois mois, mais pas suffisamment pour que s’ouvrent les portes du lycée général. En bac pro secrétariat, la lycéenne ne descend pas en dessous de 15 de moyenne. Elle se voit conseiller la prépa ECP. "Mieux que la fac de droit", selon sa professeure principale.
"Moi aussi, c’est un prof qui m’a dit que, si j’étais motivé, je pouvais être pris, même avec mon 11 de moyenne en terminale", renchérit Pierre Malfrait, 19 ans. Cette filière attire entre 90 et 120 dossiers chaque année pour 27 places au maximum, mais le recrutement n’est pas réservé aux têtes de classe. Il repose sur l’idée qu’un cursus adapté en trois ans permet à d'anciens lycéens professionnels motivés, à l’instar de Pierre, de rattraper leur retard. Avec un minimum de 10 de moyenne, les admissions se font sur dossier et avis du conseil de classe.
Le recrutement repose sur l’idée qu’un cursus adapté en trois ans permet à d'anciens lycéens professionnels motivés de rattraper leur retard
Un recrutement national pour bacs pro tertiaires
Et certains viennent de loin. "Karim d’Annecy, Remi de Nîmes, Alvin de Paris, Hajar de région parisienne, Elias de Dijon…", liste Guillaume. Contrairement à Pierre ou à Andra, un étudiant de prépa ECP sur quatre n’a pas décroché son bac dans l’académie de Strasbourg. Il faut dire que cette prépa sur mesure, née en 2009, n’a d’autre équivalent en France que celle du lycée Jean-Perrin de Marseille.
Encore faut-il la connaître. Pierre a eu vent de son existence lorsque "monsieur Arnaud" est venu la présenter dans son lycée, à Altkirch (68). Une rencontre déterminante pour se projeter dans les études longues. "Je me suis retrouvé en bac pro compta parce que je ne bossais pas assez au collège et j’avais l’impression d’être la honte de la famille par rapport à mes cousins. En terminale, j’ai compris que j’allais gagner 1.200 euros et faire un métier qui ne me plairait pas si je m’arrêtais là", résume le jeune homme du Haut-Rhin. Comme Pierre, l’essentiel de la promo est constitué de titulaires d’un bac pro commerce, voire comptabilité, vente ou secrétariat.
Du sur-mesure et une montée en niveau crescendo pour redonner confiance
"Ils n’ont jamais fait de philosophie, peu de langues – et pas toujours deux – et arrivent avec des lacunes en français, où leur programme de bac pro correspond au niveau collège", balaie Isabelle Schlichtig, professeure de lettres, qui enseigne la culture générale à la classe. Sans deuxième langue vivante, Karim, seul étudiant de la classe à avoir fait un bac industriel, a peiné au point de douter d’avoir fait le bon choix vers le mois de décembre en première année.
"Toutes les bases ont été reprises en langues", rassure Guillaume. Avant d’y entrer, le jeune Orléanais pensait que la prépa était "réservée à l’élite" et s’est "trop mis la pression". "Il faut bosser, oui, mais sans y passer toutes ses soirées et tous ses week-ends", juge-t-il aujourd’hui. Selon lui, "le niveau de culture général est accessible" et, venant d’un bac pro comptabilité, il s’est également "senti à l’aise en management".
Côté suivi, Guillaume a particulièrement apprécié "les trois heures hebdomadaires d’accompagnement personnel dispensé en première année par une professeure d’allemand qui a fait le lien entre le lycée pro, où elle enseigne aussi, et la prépa". Les points faibles de l'étudiant ? La philo, une totale découverte, et les maths, matière dans laquelle il a constaté "un vrai gap par rapport au bac pro".
"On est bien cadrés, bien suivis par les profs, confirme Andra. Et on aura tous une école", assure-t-elle. C’est vrai, exclusion faite des abandons en cours de cursus et des quatre étudiants des promos précédentes admis aux oraux mais qui ne s'y sont pas présentés, préférant intégrer l’université en faisant jouer les équivalences de crédits ECTS. Reste que, depuis la création de la filière ECP, tous les candidats ayant passé les concours ont été admis dans une école de management. À l’issue des écrits, chacun d’entre eux était admissible dans onze écoles en moyenne.
Beaucoup arrivent avec le complexe de ceux qui se sont vécus en échec (I. Schlichtig)
UN Sentiment d’utilité chez les enseignants
Les enseignants rencontrés au sein de la grande bâtisse de la toute fin du XIXe siècle jugent ces élèves "curieux", "ouverts", "capables de tout remettre en cause". "La première année, il faut même leur apprendre à ne pas tout exprimer tout de suite, note Pascal Simon, professeur d’économie et de gestion. D’autant que, souvent, la réponse à leur question arrive une ou deux phrases plus loin !"
L’enthousiasme des professeurs se nourrit de "l’impression d’être utile", qui revient dans toutes les bouches. Cette année, Isabelle Schlichtig aurait pu partir enseigner en prépa "classique" dans un lycée strasbourgeois réputé, mais s’est ravisée, "pour l’instant, par crainte d’avoir des élèves plus blasés".
"L’an dernier, ils ont obtenu des résultats incroyables aux concours des ESC (écoles supérieures de commerce), avec autour de 13 de moyenne en français", se réjouit-elle. Pour la première fois de sa carrière, elle s’est entendue dire "vous êtes intelligents" à ses élèves. "Je le pensais sincèrement et ils ont besoin de l’entendre pour se rassurer, justifie-t-elle. Beaucoup arrivent avec le complexe de ceux qui se sont vécus en échec." Ambitieuse avec eux, elle s’enthousiasme d’"avoir fait lire au deuxième année le tome 1 de 'Don Quichotte'".
Des départs en BTS en fin de première année
Cette prépa laisse-t-elle des élèves sur le bas-côté ? En deuxième année, ils ne sont plus que 17 sur les 24 admis l’an dernier. "Certains sont partis parce que cela ne leur plaisait pas", avance Andra. "Aucun à cause du rythme ou du niveau", complète Pascal Simon. Et de citer le cas de cet étudiant qui a renoncé dès le premier mois, "lassé des trajets quotidiens entre son domicile et le lycée" – éloigné de près de 70 kilomètres. Ou l'exemple de celui-là, "venu de Lyon, [qui] n’a pas supporté la distance entre sa famille et lui. Mais tous les autres qui ont quitté la prépa ont intégré un BTS en fin de première année", précise Pascal Simon.
Et les enseignants ne doutent pas qu’ils aient acquis des méthodes de travail. Pour eux, la prépa n’aurait pas à rougir si elle parvenait à mener 19 ou 20 étudiants jusqu’au bout. Son attractivité s’est renforcée au fil des ans sur la base de ses résultats aux concours, ce qui a entraîné une hausse du niveau des élèves intégrés. La fin d’année approchant, une poignée d’élèves a récemment interrogé Pascal Simon sur l’idée d’un pot d’accueil spécifique pour les ECP1 à la rentrée prochaine. Une voix s’est élevée. "Non, on est des étudiants en prépa comme les autres !"