"Que ce soit du côté des entreprises ou de celui des établissements du supérieur, il existe aujourd'hui un réel décalage entre le discours proposé et ce que vivent les salariés et les étudiants au quotidien. Il est temps de s'adapter ; cela fait dix ans que nous sommes entrés dans l'ère numérique." Comme beaucoup d'observateurs du monde du travail, Sandra Enlart, directrice générale d'Entreprise & Personnel et auteure d'"À quoi ressemblera le travail de demain ?", souligne la difficulté des entreprises et des établissements de formation à prendre le tournant du numérique.
Pourtant, les nouvelles technologies s'invitent dans la réflexion de part et d'autre et occupent de plus en plus souvent le devant de la scène avec la valorisation des nouveaux "outils" qu'elles produisent.
Du côté des entreprises, les pratiques RH sont au cœur de ces changements apportés par l'invasion des nouvelles technologies. Parmi les exemples les plus flagrants, le développement, ces dernières années, des serious games, plateformes de jeu en ligne élaborées par les entreprises à destination des jeunes diplômés. L'idée est autant de tester des étudiants, éventuels futurs candidats, que de communiquer sur son entreprise, ses valeurs, ses métiers.
Autre évolution majeure, le recours aux réseaux sociaux numériques pour le recrutement. "Cette pratique inverse le rapport de l'entreprise avec le candidat", note Jean-François Fiorina, directeur de Grenoble École de management (GEM), qui a publié en novembre 2013 un "livre blanc" faisant le "portrait de l'école du futur". "L'entreprise n'est plus dans une situation où elle se contente de recevoir des candidatures, c'est désormais à elle d'aller chercher les jeunes." Tout le travail mené pour valoriser la marque employeur relève également de cette nouvelle logique : comment parler de son entreprise, de ses métiers pour attirer des diplômés tout en diversifiant les profils ?
L'entreprise va rechercher de plus en plus des compétences nouvelles, pointues ; l'un des principaux enjeux est d'avoir accès à ces talents.
(Olivier Lagrée)
Ces nouvelles pratiques sont inséparables de la recherche de nouvelles compétences. "Les entreprises vont avoir besoin de personnes capables de répondre aux questions liées à l'impact des nouvelles technologies sur leur fonctionnement, leur business model, etc.", souligne Jean-François Fiorina. "L'entreprise va rechercher de plus en plus des compétences nouvelles, pointues", renchérit Olivier Lagrée, associé conseil en RH et conduite du changement de Deloitte France.
"L'un des principaux enjeux est d'avoir accès à ces talents : il faudra s'ouvrir au-delà du marché de l'emploi et aller chercher des compétences chez les clients, les fournisseurs..., donc animer un réseau qui permette cette ouverture." Un réel défi pour les services RH, qui doivent eux-mêmes acquérir des compétences d'animation de réseau. Et un mouvement d'ouverture qui peine à s'installer car il met à mal la volonté de sécurité et de contrôle à l'œuvre dans les entreprises : "Si aujourd'hui les entreprises développent de nouvelles méthodes de sourcing, on ne peut pas dire qu'elles sont véritablement entrées dans le digital", estime Sandra Enlart.
UNE e-réputation cruciale
L'une des conséquences de ces évolutions réside dans l'importance de l'e-réputation ou "design de soi", que ce soit pour les entreprises ou les candidats : "Le travail est de plus en plus cognitif et donc de plus en plus invisible. Il deviendra également nécessaire de savoir raconter sa compétence, de savoir entrer en négociation sur ce qu'on souhaite précisément", analyse Sandra Enlart.
Du côté des établissements de formation, cet axe de réflexion est davantage pris en compte, signe que l'adaptation est en marche. "Notre objectif est d'apprendre aux étudiants à utiliser les nouvelles technologies pour être identifiés par les entreprises", souligne Jean-François Fiorina. GEM a traduit ces exigences par la mise en place de deux départements, le "centre développement personnel et managérial", qui conseille les étudiants sur leur projet de vie, et un "espace carrière emploi", focalisé sur la rencontre avec les entreprises. Car aider les étudiants à approfondir la manière de se raconter via les outils numériques va de pair avec un développement de l'accompagnement.
Notre objectif est d'apprendre aux étudiants à utiliser les nouvelles technologies pour être identifiés par les entreprises.
(J-F. Fiorina)
"L'approche transmissive 'magistrale' s'amenuise au profit d'une démarche pédagogique centrée sur l'apprenant", souligne Jean-François Ceci, chargé de mission pédagogie à l'ère du numérique à l'université de Pau et des Pays de l'Adour. "L'enseignant est en train de devenir un organisateur, un accompagnateur qui favorise la mise en action de l'étudiant, le met en situation d'apprendre. L'école de l'enseignement devient l'école de l'apprentissage !"
"Ce tournant a déjà été pris dans certaines universités, estime Yves Epelboin, professeur honoraire à l'UPMC, ancien chargé de mission pour le développement des Mooc. Mon travail en tant qu'enseignant en informatique consistait principalement à enseigner des bases aux étudiants pour qu'ils puissent s'adapter aux évolutions rapides de leur secteur."
À GEM, le développement des personnels non pédagogiques, qui représentent aujourd'hui près de 50% des effectifs, va dans ce sens. Cette nouvelle approche, centrée sur l'accompagnement de l'étudiant, se traduit logiquement dans la pédagogie. L'université de Pau va ainsi lancer en 2015 un service de pédagogie du numérique afin de former les enseignants. "Le numérique, ce n'est pas qu'une question d'infrastructures et d'équipements mais aussi et surtout de pédagogie, insiste Jean-François Ceci. Nous souhaitons avoir une approche pédago-centrée : partir des besoins des enseignants afin que le numérique apparaisse comme une réponse à ces besoins. Il ne s'agit pas d'outiller l'enseignant sans objectifs pédagogiques préalables !" "Le numérique permet d'aller plus loin dans une discipline et d'individualiser les apprentissages", ajoute-t-il.
Former au numérique
Cette évolution ne se fera pas sans formation, des enseignants donc, mais pas uniquement. "Les outils numériques de l'enseignement supérieur, comme les plateformes collectives, sont sous-utilisés, regrette Yves Epelboin. L'apprentissage lié à ces nouvelles technologies n'a pas été fait, pas plus du côté des jeunes qui croient savoir comment les utiliser."
Depuis dix ans, le Certificat informatique et Internet (C2I) a été mis en place au sein des universités pour former au numérique. "Le contenu du C2I devrait être intégré dans les maquettes des universités d'ici à 2016, ajoute Jean-François Ceci. Aujourd'hui, à l'université de Pau et des Pays de l'Adour, il profite à environ un tiers de nos étudiants de licence."
En plus du C2I, l'UPMC a lancé il y a environ cinq ans un module d'auto-apprentissage en ligne, ouvert aux étudiants et aux personnels, afin de permettre à tous ceux qui n'y sont pas inscrits d'acquérir des compétences C2I. L'essor de la pédagogie numérique devrait s'accompagner également du développement d'une approche de la formation par compétences. "C'est déjà le cas, par exemple, des formations intégrant le concept d'e-portfolio soutenu par le ministère, précise Jean-François Ceci. Cette démarche réflexive permet à l'étudiant de faire le point sur ses différentes capacités à travers des grilles de compétences, de dresser la liste de ses diplômes et de pouvoir présenter des preuves informatiques de ses savoir-faire : le triptyque 'ce que je dis de moi', 'ce que je sais sur moi' et 'ce que je sais faire'."
La relation avec le travail va évoluer et on devrait assister à une transformation importante de l'organisation des entreprises mais aussi de l'apprentissage.
(S. Enlart)
Ce mouvement devrait à l'avenir rejoindre une évolution déjà à l'œuvre au sein des entreprises. "On assiste aujourd'hui au sein des directions des ressources humaines à une remise en cause progressive des modes d'évaluation des individus et de mesure des compétences, note Olivier Lagrée, chez Deloitte. Les possibilités de 'recommandation' par un tiers offertes par les réseaux sociaux laissent à chacun le pouvoir de nommer la capacité qu'il voit chez l'autre sur un mode plus horizontal. Cela pourrait fortement inspirer les établissements du supérieur."
Ainsi, les observateurs s'accordent à dire qu'entreprises et établissements du supérieur sont traversés par les mêmes problématiques, de l'attractivité à la fidélisation (des étudiants ou des salariés) en passant par la formation de leurs personnels aux technologies. "De même que les étudiants ne cherchent plus un cursus unique mais différents cours adaptés à leur parcours, à leurs envies, les salariés viennent chercher en entreprise une expérience et non une carrière toute tracée", note Olivier Lagrée. Un phénomène qui devrait pousser entreprises et établissements de l'enseignement supérieur à reconsidérer leur façon de se présenter mais aussi les parcours proposés, les passerelles à construire entre secteurs ou métiers, etc. Et aussi à mieux travailler ensemble. "La relation avec le travail va évoluer et on devrait assister à une transformation importante de l'organisation des entreprises mais aussi de l'apprentissage. Cependant, il n'existe pas encore de demande structurée des entreprises vers les établissements d'enseignement supérieur ; la collaboration est balbutiante", conclut Sandra Enlart.
LES MOOC, effet de mode ou véritable innovation ?
Le Mooc (Massive open online course) est devenu incontournable. Le principe est simple : offrir un cours en ligne, gratuit et ouvert, au plus grand nombre. La pratique s'est particulièrement développée dans les établissements du supérieur anglo-saxon ces dernières années, avant d'occuper le devant de la scène en France. L'ouverture de la plateforme FUN (France université numérique), en octobre 2013, par le ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche a mis en avant les Mooc créés par les universités.
"Ces outils d'enseignement en ligne sont apparus il y a une dizaine d'années en France, souligne Yves Epelboin. On ne les a pas utilisés massivement et on a laissé à des milliers de personnes la possibilité de s'y inscrire."
Utilisé comme vecteur de notoriété par les établissements, les universités ou les écoles, le Mooc offre aussi une capacité à capter des publics éloignés des circuits classiques de formation. "Les établissements ne veulent pas laisser échapper le futur Bill Gates, note Jean-François Fiorina, et c'est la même logique chez les entreprises qui s'intéressent à cet outil."
De fait, les Mooc d'entreprise se développent. "Pour que cela fonctionne, il faut une certaine attractivité de la marque", poursuit Jean-François Fiorina. Certains observateurs restent cependant prudents sur la capacité des Mooc à attirer de nouveaux profils, dans les entreprises comme dans l'enseignement supérieur. "Encore faut-il avoir les moyens de faire venir les étudiants, de les accueillir ; les universités françaises n'en ont pas les moyens, souligne Yves Epelboin. Pour les entreprises, l'enjeu est de trouver des thèmes qui attirent un panel de personnes suffisamment large."
Les Mooc restent cependant l'une des pistes de réflexion de la coopération du futur entre entreprises et établissements d'enseignement. Une voie intéressante mais qui pose la question des modes d'évaluation des personnes inscrites, encore trop approximatifs.
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