sélection en master : "que l'État tranche !"
"Nous nous attendions à cette dernière condamnation du tribunal de Bordeaux sur la sélection en master. À quoi joue-t-on ? C’est actuellement le tribunal qui détermine si un étudiant a accès à un master. Cette décision pédagogique devient une décision de justice. C’est un débat totalement faussé : on attend de savoir si la loi nous permet ou non de sélectionner, au lieu d’avoir un État qui tranche la question et prend les dispositions en conséquence.
La position du ministère est toujours ambiguë. Il se contente de défendre une idéologie : pas de sélection. Mais il ferme les yeux sur la réalité dans les universités, qui n’ont pas les moyens d’accepter tous les candidats dans le master 2 que chacun demande. Nous n’avons pas les enseignants, les salles, ni les débouchés. Nous n’avons aucun intérêt, en soi, à sélectionner. Nos diplômés de master sont notre réussite, c’est le fleuron de l’université.
Au-delà de l’idéologie, quelle est la stratégie de l'État pour l’enseignement supérieur ? Il préfère mettre la poussière sous le tapis. La situation va finir par exploser.
Le tribunal administratif bordelais a condamné, le 10 décembre 2015, l'université de Bordeaux pour avoir refusé une étudiante à l'entrée de l'un de ses masters 2 en droit. // © CS
Alors l’État navigue un coup à droite, un coup à gauche. On entend que les mesures promises ne vont concerner que certaines disciplines, qu’un arrêté va sortir… Au lieu de répondre clairement aux questions : l’université a-t-elle ou non le droit de sélectionner en master ? En M1 ou en M2 ? Et si la réponse est non, comment fait-on ? Je veux que l’on m’explique la stratégie de l’État.
On commence d’ailleurs à se retrouver aussi avec des procès au niveau licence, de la part d’étudiants qui n’ont pas eu le transfert qu’ils demandaient chez nous. Nous devrions gagner pour des questions de délai, mais les règles sont, encore une fois, totalement floues. L’université a-t-elle le droit de refuser un étudiant qui demande un transfert ? Ce n’est pas sûr du tout.
Plus globalement, au-delà de l’idéologie affichée par l'État, quelle est sa stratégie pour l’enseignement supérieur ? Je ne la vois pas. Il préfère mettre la poussière sous le tapis, encore plus ces dernières années. La situation va finir par exploser."
CapacitéS d'accueil limitées en Licence : "l'effet domino"
"Avec le système APB (Admission postbac), les universités naviguent en effet totalement à vue ! C’est devenu un engrenage : à partir du moment où une fac limite ses capacités d’accueil dans une filière, tout le système est entraîné.
Quand Bordeaux et Aix-Marseille ont mis une limite à l’entrée de leurs licences de cinéma, je me suis retrouvée avec 600 étudiants en L1. Les collègues étaient totalement débordés, c’était impossible à gérer et, évidemment, le taux de réussite a fortement chuté.
40.000 étudiants supplémentaires ont rejoint les bancs de l'université à la rentrée 2015, avec quatre filières en forte tension : droit, psychologie, Staps et Paces. // Université Paris 5 - L1 de droit © CS
L’année d’après, nous avons mis des capacités d’accueil limitées en fonction de nos capacités : accueillir 450 étudiants. Et les jeux de domino continuent. En psycho, c’est l'université de Nîmes qui s’est retrouvée sous l’eau à la rentrée suivant la mise en place de nos capacités d’accueil limitées. On se dirige vers un système où toutes les universités en auront. Pour l’instant, cela tient encore, mais on est à la limite. Le flot va monter, les problèmes vont se multiplier, il y aura de plus en plus de tirages au sort – un processus totalement absurde !
Et pourtant, l’État refuse de répondre aux questions qui se posent. Les bacheliers professionnels ont-ils leur place à l’université ? C’est insupportable de continuer d’accueillir 100 étudiants pour en renvoyer 93 en échec à la fin de l’année. Ces bacheliers sont ceux qui croient le plus en l’éducation et c’est eux qu’on envoie à l’abattoir, dans le plus parfait mépris.
Je pense, pour ma part, que le bac pro n’est pas fait pour la poursuite d’études à l’université. Il ne s’agit absolument pas de dévaloriser cette filière, mais elle a une tout autre finalité. Et, surtout, elle concentre un nombre important d’élèves qui s’y retrouvent par défaut. Avec une hiérarchie et une sélection qu’on n’ose pas reconnaître : quand on est bon on va en S, sinon en ES ou en L, sinon en bac techno, sinon en bac pro. Donc lorsque l'on n’a pas le niveau dans les matières généralistes, on se retrouve en bac professionnel, où l’on a deux fois moins de ces matières. Et après, on voudrait que ces bacheliers réussissent à l’université ? On imagine que cela peut se rattraper par quelques mesures d’accompagnement...
Dans le cadre de son Idefi, l'université Paul-Valéry a mis en place des expérimentations sur la réussite en licence, avec plus ou moins de succès // ©CS
Nous développons un Idefi sur la réussite en licence et nous avons testé de nombreuses solutions. En AES, par exemple, nous avons mis en place une licence en quatre ans. Résultat : très peu de bacheliers volontaires, puis finalement plus du tout. Nous n’avons, bien sûr, pas le droit de rendre ces cursus obligatoires. L’équipe d’enseignants ne s’est pas découragée et a monté une année de L1 renforcée, en permettant ainsi une licence en trois ans, comme pour tous les autres étudiants.
On a eu une vingtaine de bacheliers technologiques, 11 bacheliers pro. Tous les bacheliers technos ont validé leur année et un seul bac pro. Je veux bien accompagner ces étudiants à la réussite, mais comment ? Les enseignants-chercheurs sont-ils le mieux placés dans cette mission, qui consiste parfois principalement à aider les jeunes à se réorienter... Hors de la fac ? Je n'en suis pas convaincue."
De quelle innovation pédagogique parle-t-on ?
"Les prix Peps, lancés par le ministère pour distinguer les enseignants innovants, sont une initiative intéressante. On m'a demandé d'être jury. Mais cela pose tout de même la question de ce que l'on entend par innovation pédagogique. Et là encore, l'État ne porte pas de stratégie claire.
Deux catégories d'innovation se dégagent, en observant les Idefi : tout ce qui est loué comme des "pépites" d'excellence – par exemple un master transdiciplinaire à Perpignan. Et des dispositifs d'innovation pédagogique plus transversaux, comme ce que nous faisons sur la réussite en licence à Montpellier.
On encourage les "moyens d'apprentissage nouveaux", comme les Mooc, dans ce discours d'innovation, mais auprès de mes étudiants de L1, ce n'est pas une solution efficace pour améliorer la réussite. Il faut révolutionner l'apprentissage autrement.
Ce prix Peps est encore une bouteille à la mer : il en sortira quelque chose, mais quoi ? Quel est l'objectif de cette innovation pédagogique que l'État veut soutenir ? Pour quel public ? On ne sait pas."
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