Dans "La grande course des universités", vous pointez le paradoxe suivant : en France, les regroupements d'établissements sont notamment portés par des objectifs de visibilité au niveau international alors que l'on retrouve à la tête des classements des universités de petite et moyenne taille. Comment l'expliquez-vous ?
Je ne l'explique pas complètement. Si l'on regarde les universités classées dans le top 50 du classement de Shanghai, leurs tailles sont très différentes. La plus grosse, l'université de Toronto, compte 80.000 étudiants alors qu'une des plus petites, CalTech, en recense à peine un peu plus de 2.000. Le spectre est donc très large. Ce qu'elles ont en commun, c'est surtout une forte capacité à réagir et à innover. Tout le contraire des Comue...
Un des mouvements qui prédomine en France, incarné par les fusions d'universités, s'explique en partie par la volonté de recréer des établissements pluridisciplinaires. La loi Faure de 1968 a été très mal appliquée dans les grandes métropoles et a entraîné la création d'établissements disciplinaires, peu comparables aux modèles internationaux.
Les regroupements d’universités, grandes écoles et organismes de recherche sont, quant à eux, portés par l’idée, partagée par un grand nombre d’acteurs, que "big is beautiful" et qu’ils seront plus forts en s’unissant, notamment en matière de recherche.
Ce qui est frappant, c’est que malgré l’absence de lien scientifiquement prouvé entre la taille et la performance des établissements, on ne constate pas de remise en cause des regroupements par les institutions elles-mêmes. Les poches de résistance restent cantonnées à de petits groupes d’individus.
Selon vous, cette politique de regroupements n'est donc pas la plus pertinente pour faire émerger des universités mondialement reconnues...
Le risque d'échouer, en France, dans la création de grandes universités mondiales est réel. Il faut bien voir que le temps et l'énergie passés à discuter des structures et des statuts rend difficile l'émergence de dynamiques de recherche et d'enseignement.
Les universités de recherche aujourd'hui mondialement reconnues ne sont pas issues de regroupements, elles ont surtout tenté de se distinguer. Elles ont investi dans le recrutement d'universitaires de haut niveau et leur ont donné les moyens de mener à bien leurs recherches dans les meilleures conditions possible. Quand il y a eu des rapprochements, ils étaient ciblés et liés à des affinités électives.
On incite les établissements à courir le plus vite possible, tout en les obligeant à intégrer une équipe qu’ils n’ont pas nécessairement choisie.
Vous faites d'ailleurs le constat que les regroupements d'établissements français sont au cœur "d'injonctions contradictoires". Quelles sont-elles ?
Je parle "d’injonctions contradictoires" car on incite les établissements à courir le plus vite possible, tout en les obligeant à intégrer une équipe qu’ils n’ont pas nécessairement choisie. Il est d'ailleurs frappant de constater qu’au moment où la LRU (loi relative à l’autonomie des universités) accroissait les pouvoirs des universités, on empêchait ces dernières de répondre individuellement aux appels à projets des investissements d’avenir (Idex, Isite, Labex…), qui s’adressaient aux Pres.
Avec l'obligation faite aux établissements d'un même territoire de se regrouper, la loi de 2013 portée par Geneviève Fioraso témoigne de cette préoccupation d'intégrer tous les acteurs dans cette grande compétition.
Sur le terrain, ces deux objectifs entraînent nécessairement des tensions, même si certains porteurs de réformes assurent qu’une conciliation est possible entre la politique des Idex et celle des regroupements. Mais si la coopération est, comme la compétition, fréquente dans l’enseignement supérieur, elle repose sur une logique scientifique, pas sur une logique territoriale.
Au-delà de ces "injonctions contradictoires", vous mettez en avant une logique de rationalisation avec les regroupements. En quoi consiste-t-elle ?
Alors que les termes d' "excellence" et de "performance" étaient au cœur du discours de Valérie Pécresse [ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche dans le gouvernement Fillon], les services de Geneviève Fioraso puis de Thierry Mandon insistent plutôt sur les enjeux de "rationalisation" et de "mise en cohérence". Ils voient derrière ces regroupements l'opportunité de simplifier la carte des formations, de supprimer les doublons, de rapprocher les laboratoires. Autrement dit, d'administrer plus facilement.
Sous couvert de cohérence, on a créé un système peu lisible à l'international.
Pour décrire le paysage actuel de l'enseignement supérieur, vous parlez d'ailleurs de "jardin à la française"...
Oui, j'aime bien cette expression parce qu'elle traduit cette obsession d'ordre. L'objectif affiché du ministère est d'avoir, dans chaque région, une à trois grandes "Universités" : je désigne ainsi les nouveaux ensembles, le plus souvent les Comue, qui regroupent universités, écoles et organismes de recherche.
Mais sous couvert de cohérence, on a finalement créé un système peu lisible à l'international, qui traduit l'importance des structures dans notre pays. Hors de nos frontières, la logique est plutôt celle d'un appariement sélectif par statut ou par réputation. C'est le cas de la LERU (League of European Research Universities) qui réunit les universités de recherche de l'Union européenne, ou encore des universités membres de la Ivy League aux États-Unis.
Les modèles anglo-saxons ne sont ni plus simples, ni plus lisibles que le système français et cela ne leur pose aucun problème. Aux États-Unis, à côté des community colleges, on trouve des liberal arts colleges ou encore des universités de recherche.... En réalité, ce qui distingue ces systèmes de la France, ce sont les écarts de réputation entre établissements, qui peuvent être énormes.
Les écarts de réputation entre établissements français semblent pourtant déjà très importants...
Ils le sont déjà depuis longtemps mais le renforcement des mécanismes compétitifs au cours des quinze dernières années les a accentués, tandis que l'augmentation de la diffusion des résultats de cette mise en concurrence (classements internationaux, rapports d'évaluation sur le site du HCERES, taux de citations sur Google scholar, etc.) les a rendus plus visibles.
Vous semblez faire le constat que pour faire partie des meilleurs mondiaux, un système de l'enseignement supérieur à plusieurs vitesses est inéluctable. Est-ce vraiment le cas ?
Je ne sais pas si "à plusieurs vitesses" est la bonne expression : elle renvoie à l'idée que certains sont mieux traités que d'autres. En revanche, il me semble que la massification de l'enseignement supérieur contraint à une diversification croissante du système et de l'offre de formation. Tous les établissements ne peuvent remplir toutes les missions !
Cette course des universités semble surtout se concentrer sur la recherche. Quelle place est accordée à l'enseignement et à la qualité des formations dans cette compétition ?
Il existe un lien entre enseignement et recherche qu'il ne faut pas négliger : irriguer l'enseignement des résultats et des modes de raisonnement issus de la recherche améliore la qualité des formations. La réputation scientifique d'un établissement a manifestement aujourd'hui un impact sur l'attractivité du diplôme au niveau master et sur l'insertion professionnelle.
Cela dit, il est vrai que l'enseignement et les formations ont longtemps été absents des préoccupations dans la mise en concurrence des établissements, notamment parce que l'évaluation des enseignements est beaucoup plus difficile que celle de la recherche. L'évaluation par les étudiants est un élément important mais loin d'être suffisant pour mesurer la qualité d'un enseignement.
Il semble cependant que l'on vive un tournant en la matière : un intérêt grandissant émerge au niveau mondial pour la transformation de l'enseignement et l'innovation pédagogique. Cela conduira peut-être à un rééquilibrage entre ces deux activités "cœur de métier" des universités.