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EdTech : la France peut-elle rattraper son retard ?

Sophie Blitman Publié le
EdTech : la France peut-elle rattraper son retard ?
La cantine numérique à Nantes, un lieu d'echanges et de rencontres autour du web et de l'innovation numerique // ©  Jean Claude MOSCHETTI/REA
Les EdTech sont un secteur d'avenir, à condition d'y mettre les moyens. Tel est le credo de Marie-Christine Levet, l'une des pionnières d'Internet en France qui y mène une carrière d'investisseuse et d'entrepreneuse. Aujourd'hui, elle plaide pour la création d'un fonds d'investissement dédié aux start-up de l'éducation.

undefinedOn parle de plus en plus en France des EdTech, les nouvelles technologies appliquées à l’éducation. Comment ce secteur évolue-t-il ?

Depuis quinze ans que je travaille et investis dans le domaine du web, j'ai vu tous les secteurs entrer peu à peu dans l'ère digitale. L'éducation est l'un des derniers à ne pas avoir encore effectué sa transition numérique : moins de 3% du marché mondial est digitalisé, alors que ce chiffre atteint 30% dans le secteur des contenus (presse, édition...).

Le secteur des EdTech est en plein boom aux États-Unis. Ce phénomène est assez récent mais le décollage a été très rapide, soutenu par des fonds spécialisés comme Learn Capital ou des grands fonds généralistes tels que GSV Capital, qui a pris notamment des parts dans Coursera. Présent dans Facebook, Spotify ou Dropbox, GSV consacre désormais un tiers de ses investissements aux EdTech.

Au total, outre-Atlantique, les levées de fonds ont dépassé 1 milliard de dollars en 2014. Le marché américain est très dynamique, avec de nombreux rachats, comme celui de Global English par Pearson, leader mondial de l'édition.

En France, on relève pour l'instant une seule opération conséquente : le rachat de Crossknowledge par un autre éditeur américain, Wiley, pour 175 millions d'euros en juin 2014. Néanmoins, le secteur commence à bouger. Coorpacademy, fondé par Jean-Marc Tassetto, ancien DG France de Google, a réussi à lever plus de 3 millions d'euros, Kartable ou OpenClassrooms ont atteint le million. De son côté, un fonds comme Elaia a investi dans Seven Academy, qui développe des applications éducatives ludiques pour les enfants.

Les EdTech ont-elles vraiment du potentiel dans notre pays ?

Absolument ! Le marché français de l'éducation pèse 135 milliards d'euros. Si ne serait-ce que 2% étaient investis dans les EdTech, cela représenterait un marché de 2 à 3 milliards d'euros ! À terme, l'e-éducation sera un marché très important et rentable, mais les cycles peuvent paraître plus longs que dans d'autres secteurs et beaucoup de business models restent encore à inventer. En outre, les investisseurs se montrent encore frileux car ce domaine est non seulement compliqué à pénétrer, mais aussi très dépendant des commandes publiques, donc des plans gouvernementaux.

Du côté des start-up, le marché intérieur français n'est pas énorme. Pour grandir, une société doit attaquer le marché européen, mais traduire des contenus en différentes langues suppose des moyens. Dans cette perspective, la francophonie est une porte d'entrer à ne pas négliger, elle qui devrait rassembler 500 millions de personnes en Afrique en 2050. Ainsi, OpenClassrooms se développe beaucoup au Maroc, où une partie de la population est prête à payer pour avoir une éducation de qualité.

Les États-Unis ont conscience de ce potentiel : Coursera et la Khan Academy ont déjà pris pied en France. Dès lors, si nous n'investissons pas, le risque est grand que tous les élèves se rendent sur des plateformes américaines, comme cela a été le cas pour l'e-commerce ou la musique.

Outre-Atlantique, les levées de fonds dans les EdTech ont dépassé 1 milliard de dollars en 2014.

Quels sont les freins au développement des EdTech en France ?

Tout d'abord la fragmentation du marché : on compte 200 à 300 start-up (pour quelque 3.000 en Europe), mais on manque d'acteurs de taille critique comme il en existe aux États-Unis. Une société comme Knewton, qui développe depuis 2008 des technologies d’adaptive learning, regroupe 150 personnes et a été financée à hauteur de 105 millions de dollars. Quant au LMS (learning management system) Edmodo, ce sont 110 personnes et un financement de 40 millions de dollars, pour un total de 30 millions d'utilisateurs.

Le secteur français des EdTech, encore balbutiant, doit donc être consolidé. Aujourd'hui, nous avons de belles sociétés mais celles-ci n'ont pas les moyens de se faire connaître. En effet, il faut une force commerciale pour entrer dans les écoles, et des moyens pour développer des applications.

Que préconisez-vous ?

Les start-up ont besoin de capitaux pour se développer. C'est ce qui s'est passé aux États-Unis, où les fondations et les sociétés de capital-risque se sont associées pour faire émerger des entreprises.

En France, étant donné le fonctionnement de notre système éducatif et notre culture, cela passera pas une alliance du public et du privé. À condition d'aller vite, le pays pourrait rattraper son retard.

Concrètement, cela signifie créer des fonds d’investissement dédiés aux EdTech, qui agrègent des capitaux publics et privés. C'est la seule façon de faire émerger des leaders. Car l'innovation viendra de pure players, pas des éditeurs traditionnels qui vivent notamment grâce au secteur scolaire : on sait combien il est difficile de casser la branche sur laquelle on est assis pour se lancer vers l'inconnu !

De tels fonds spécialisés ont été créés aux États-Unis (Learn Capital, NewSchools Venture, Rethink Education) et cela commence à bouger à l'étranger : c'est le cas de Kaizen en Inde ou de Sandbox en Angleterre, des créations très récentes mais qui avancent très vite. L'important est d'enclencher le processus. Si un fonds se met en place en France, les jeunes start-up sauront innover.

Comment faire bouger les choses ?

Cela nécessite d'abord une volonté politique forte. Voilà des mois que nous entendons parler d'un grand plan numérique pour l'école, mais il faut que celui-ci voie enfin le jour ! Et qu'il ne se limite pas à des équipements : doter les établissements scolaires de matériel informatique ne suffit pas, il faut aussi des ressources auxquelles les enseignants soient formés. D'où l'importance de créer un écosystème vertueux qui permette à des sociétés d'émerger, de se faire connaître et de pénétrer le marché.

La véritable révolution des EdTech réside dans l'individualisation de l'apprentissage.

Certains domaines sont-ils plus propices que d'autres à une telle évolution ?

La formation tout au long de la vie devrait booster les EdTech : il s'agit là d'une tendance de fond, d'autant plus importante que les besoins de recrutement évoluent. 65% des élèves actuels exerceront demain un métier qui n'existe pas aujourd'hui ! Les entreprises se sont déjà en partie lancées, faisant appel à des sociétés comme 360 Learning ou Corpacademy, qui ont investi ce créneau. Suivra la formation continue des particuliers soucieux d'évoluer dans leur carrière. D'ores et déjà, la formation professionnelle est le domaine le plus dématérialisé : en France, elle représente la grande majorité des 200 millions d'euros du marché de l'e-education.

Par ailleurs, les parents ont déjà commencé à acheter des applications pour leurs enfants, cela va devenir de plus en plus fréquent. Enfin, l'enseignement supérieur, privé puis public, prendra le relais, avant que l'école ne s'empare de ces nouveaux outils : si cette dernière constitue le levier le plus fort, il lui faut des budgets conséquents.

Sur le fond, en quoi les EdTech peuvent transformer notre éducation, voire notre société ?

La France mise pour l'instant plutôt sur les Mooc (massive open online courses) et désormais les Spoc (small private online courses), mais les cours en ligne sont avant tout un outil pour faire évoluer l'enseignement : tout ne va pas se faire derrière son écran, on se dirige davantage vers du blended learning, avec des pratiques comme la classe inversée.

À l'étranger, certaines start-up se concentrent sur l'"edutainment", qui lie éducation et divertissement, mais, à mon sens, la véritable révolution des EdTech réside dans l'individualisation de l'apprentissage, ce que l'on appelle l'adaptative learning, en lien avec l'utilisation massive de données. Aux États-Unis, beaucoup de solutions se développent autour de l'analyse de la data à des fins pédagogiques et de l'hébergement dans le cloud.

Au-delà des questions de rentabilité, il y a là un véritable enjeu sociétal, notamment autour du décrochage scolaire : grâce à un enseignement plus individualisé, les EdTech peuvent être une solution pour rattraper certains jeunes. Plus largement, alors que les enfants passent aujourd'hui entre 900 et 1.200 heures en classe, contre 1.500 devant un écran, il y a urgence à rapprocher ces deux mondes, à ne pas laisser l'école déconnectée de la société dans laquelle vivent les nouvelles générations.

Marie-Christine Levet, une carrière dans le Net
Investisseuse et entrepreneuse, Marie-Christine Levet travaille dans le secteur du web depuis quinze ans. Fondatrice de Lycos, elle a ensuite été à la tête de Club-Internet ainsi que du Groupe Tests (01 Net). Directrice associée de Jaïna Capital, fonds d’investissement d’entrepreneurs créé par Marc Simoncini, pendant plus de trois ans, elle est aujourd'hui membre du conseil d'administration d'Iliad (Free), de Bpifrance (Banque publique d'investissement) et du FINP (Fonds Google pour l'innovation de la presse).


Sophie Blitman | Publié le