La valorisation de la recherche constitue un vecteur clef de l'innovation. Où se situe la France dans ce domaine ?
Nos chiffres sont dérisoires par rapport à ceux d'établissements américains ou israéliens comme le Technion. Celui-ci a une taille comparable à PSL. En 2013, le chiffre d'affaires des start-up créées en son sein a atteint 13 milliards de dollars. Les établissements français les plus actifs sont loin d'atteindre de telles sommes, alors que nous avons d'excellents chercheurs. Notre système a le potentiel de générer beaucoup plus de richesses.
Quels sont les principaux freins à une meilleure valorisation ?
Le manque de souplesse au niveau administratif, et des délais trop longs. Bien sûr – et heureusement ! – la plupart des établissements français laissent le chercheur mener les travaux scientifiques qu'il souhaite.
Mais quand il s'agit de transformer une invention pour l'industrie, les règles sont souvent extrêmement contraignantes. Par exemple, pour déposer une demande de brevet, le chercheur doit obtenir l'autorisation de son établissement, ce qui prend en général entre six mois et deux ans. C'est tout simplement inacceptable.
Quand j'ai créé le fonds d'innovation Georges Charpak de l'ESPCI il y a trois ans, j'ai demandé à ce que le délai de réponse soit de deux semaines maximum, quatre dans les cas vraiment compliqués. Résultat : des chercheurs qui n'avaient jamais demandé de brevet le font, certains ont envie de créer des start-up. À nous de desserrer les contraintes et de libérer les énergies.
Comment ?
Les établissements doivent accepter de prendre des risques. On dépose un brevet quand on pense qu'il y a une innovation de rupture, avec des retombées dans des domaines qu'on ne maîtrise pas forcément.
Concernant les start-up, il faut jouer le long terme, ne pas saigner une entreprise dès qu'elle est créée. Cela passe notamment par des royalties peu élevées pour l'exploitation d'une licence, mais aussi par un accès aux équipements de l'établissement pour éviter à la start-up des investissements trop lourds. Voilà comment nous procédons avec le fonds Charpak. En échange de quoi nous demandons 5 % du capital. Si l'on échoue, on a tenté une aventure – mais n'est-ce pas le propre de la recherche ? Et si la start-up réussit, on gagne une participation dans une entreprise qui se vend cher. C'est ainsi que Stanford a quelques actions dans Google.
Les établissements doivent accepter de prendre des risques
Geneviève Fioraso met en avant le transfert de technologie comme l'une de ses priorités. La politique menée depuis 2012 va-t-elle dans le bon sens ?
On parle mais on ne prend pas les décisions adéquates, alors que certaines dispositions réglementaires sont totalement périmées intellectuellement. Un exemple ? Le modèle de contrat établi par le CNRS pour encadrer les missions de conseil dans l'industrie. Celui-ci interdit au chercheur d'intervenir dans ses domaines de compétence ! Si, initialement, il s'agissait de limiter les conflits d'intérêt, aujourd'hui cette clause est dépassée, et limite de fait ce type de collaboration.
En outre, si un brevet est déposé dans le cadre de ce travail de conseil, le contrat prévoit que celui-ci appartiendra au CNRS, alors même que c'est l'entreprise qui a payé la mission. Il y a de quoi décourager les industriels…
Geneviève Fioraso dit que les chercheurs doivent se rapprocher de l'industrie, mais rien n'a été fait pour modifier ce modèle de contrat. Pourtant, supprimer cette clause ne coûterait pas très cher… Il y a le discours, et il y a la réalité.
En l'absence de réelle politique, chacun est obligé de trouver des astuces pour contourner les lois. Ainsi, certains chercheurs ne mettent pas leur nom sur un brevet. Ils abandonnent la paternité morale de leur invention au profil des industriels avec lesquels ils ont travaillé, c'est absurde. Les chercheurs doivent être au cœur des dispositifs de valorisation car ce sont eux qui ont la connaissance.
Malgré tout, avez-vous le sentiment que les mentalités changent ?
Oui, il y a aujourd'hui un appétit pour la valorisation de la recherche. Notamment chez les chercheurs, mais aussi chez les présidents de région qui ont envie de développer leur collectivité, sans toujours savoir comment faire.
J'ai aussi été invité au colloque de la CPU (Conférence des présidents d'université) en mai dernier, ce qui était impensable il y a quelques années. Reste que beaucoup de présidents d'université pensent que faire de la valorisation va gêner le progrès de la connaissance, qu'ils considèrent comme leur mission. Or, l'expérience montre que les techniques et les outils créés par des start-up contribuent à produire de nouvelles connaissances.
Cela dit, l'évolution des mentalités pourrait être plus rapide qu'on ne l'imagine. À condition de lutter contre la rigidité du système. PSL a moins d'un an et nous sommes en train de créer notre première start-up. Et désormais, nous avons même des demandes émanant de chercheurs de l'ENS (École normale supérieure) ! Nous sommes en train de réveiller l'esprit entrepreneurial, avec les méthodes qui sont depuis longtemps les nôtres à l'ESPCI.
Concrètement, en quoi cela consiste-t-il ?
Nous organisons des amphis devant les chercheurs, pour leur expliquer qu'ils n'ont pas d'obligation de faire de la valorisation mais que cette activité est aussi honorable que de mener ses travaux de recherche, qui reste d'ailleurs leur mission première. Car créer de l'argent à partir de ses connaissances n'est pas se vendre à l'industrie.
Imposer à un chercheur de faire de la valorisation n'a aucun sens
Que manque-t-il dans notre culture pour que le transfert technologique prenne son essor en France ?
Je crois beaucoup aux modèles. C'est ce qui fait la force des Américains. Des étudiants en doctorat à Stanford me racontent que leur directeur a créé des start-up et qu'après leur thèse, ils envisagent soit d'entrer dans l'une de ces start-up, soit de lancer la leur.
Il est important pour des jeunes, mais aussi pour des moins jeunes, de voir des gens considérés comme de très bons chercheurs mais aussi comme des personnes qui ont créé de l'activité économique et de l'emploi. Et ce, sans faire de reproche à ceux qui ne font pas de valorisation. Il est important de respecter intégralement le chercheur, qu'il souhaite ou non de se tourner vers l'industrie. À partir de là, je ne cherche pas à convaincre qui que ce soit : imposer à un chercheur de faire de la valorisation n'a aucun sens. Je montre que cela est possible mais il faut que l'envie vienne du chercheur lui-même.
Rapprocher la recherche de l'industrie et favoriser le transfert de technologies : tel est l'objectif du fonds ESPCI Georges Charpak. Créé fin 2010 par l'école d'ingénieurs, la mairie de Paris, le département de Paris et l’Association des ingénieurs ESPCI (AIE), celui-ci est financé par des entreprises comme Total Petrochemicals, Schlumberger ou Lundbeck, ainsi que par des donateurs privés.
Il vise, en premier lieu, à encourager les chercheurs à déposer les brevets, en leur apportant si besoin une aide financière. Il peut aussi débloquer des moyens pour permettre à l'école "rapidement amorcer des recherches lorsqu’une avancée scientifique de premier plan est annoncée".
Le fonds prend en outre des participations dans les start-up créées par les chercheurs, qui restent maîtres de leur brevet.