D'après vos recherches, augmenter significativement les frais d'inscription dans l'enseignement supérieur français permettrait-il de rendre nos formations plus compétitives à l'échelle internationale ?
Il y a trois arguments en faveur d'une augmentation des frais d'inscription, dont je montre les limites dans ma thèse.
Le premier est celui de la justice sociale. Aujourd'hui, les classes favorisées bénéficient davantage de l'enseignement supérieur. Pour que les frais d'inscription soient équitables, il faudrait que les moyens donnés aux étudiants les plus défavorisés leur permettent d'entreprendre des études dans de bonnes conditions matérielles. Or ce n'est pas ce que l'on constate à l'étranger.
L'efficience est le deuxième argument de ceux qui penchent pour une augmentation des frais d'inscription : des fais plus élevés permettraient d'accroître la compétitivité des formations au niveau international, de motiver étudiants et enseignants... Mais les travaux empiriques montrent qu'un relèvement des frais ne permet pas d'accroître l'efficience du système.
Le troisième argument est de dire que des frais plus élevés permettent d'octroyer plus de moyens aux universités. Or, lorsqu'on regarde ce qu'il se passe à l'international, on observe plutôt le contraire. Au Royaume-Uni, où il y a eu un relèvement des frais d'inscription en 2011, l'État s'est désengagé en baissant ses subventions aux établissements de 40%. Mais les étudiants finançant leur formation par des prêts qu'ils ne parviennent pas à rembourser, l'État se retrouve aujourd'hui à devoir assurer les taux de dépôt sur ces prêts étudiants, et donc à devoir payer davantage que dans l'ancien système.
Augmenter les frais d'inscription ne permet donc pas de rendre le système plus équitable, ni de motiver davantage les étudiants ni d'accroître les moyens alloués à l'enseignement, selon vous...
On risque au contraire d'avoir un effet ségrégatif, comme on le constate, par exemple, à Dauphine. L'introduction de frais d'inscription dans cet établissement conduit à sélectionner davantage d'étudiants en provenance des grandes écoles ou de l'étranger, au détriment de ceux issus de l'université.
Généraliser les frais d'inscription élevés pourrait ainsi conduire à polariser l'enseignement supérieur, comme ce fut notamment le cas au Chili lors de la mise en concurrence des universités en 1981, avec d'un côté, des universités prestigieuses aux frais d'inscription élevés attirant une population sociologiquement favorisée, et de l'autre côté, des universités de rang inférieur recrutant des étudiants des milieux défavorisés.
Généraliser les frais d'inscription élevés pourrait conduire à polariser l'enseignement supérieur.
Quel serait alors le modèle économique idéal ?
Quand on regarde à l'étranger, il existe trois grands systèmes.
Les pays de type libéral (États-Unis, Angleterre, Australie...) qui ont des frais d'inscription conséquents, où il existe un véritable marché des prêts étudiants, et dans lesquels l'État délivre des bourses sur critères sociaux ou académiques. Les taux d'accès à l'enseignement supérieur et de réussite y sont élevés.
Dans les pays sociaux-démocrates, comme ceux du Nord de l'Europe, il n'y a pas de frais d'inscription, très peu de prêts, et les étudiants reçoivent des allocations : ils sont payés tout au long de leurs études. Et là, les taux de réussite et d'accès sont encore plus importants.
Au milieu, on trouve les pays plutôt conservateurs, comme la France ou l'Allemagne. Les frais d'inscription sont modestes, les bourses insuffisantes puisqu'elles ne permettent pas le maintien des conditions de vie des étudiants, et les prêts peu développés. Dans ces pays, les taux de réussite et d'accès sont très faibles.
Les pays caractérisés par ce type de régime vont donc devoir choisir une des deux voies précédentes, soit le modèle libéral, par la mise en place de frais importants, soit le modèle des pays d'Europe du Nord – que je défends dans ma thèse –, délivrant à tous les étudiants des allocations leur permettant d'accéder à l'enseignement supérieur et de réussir leurs études.
Concrètement, comment pourrait-on instaurer et financer un tel modèle en France ?
On peut faire deux propositions. D'abord, augmenter les moyens qui sont donnés en licence pour les calquer sur ceux accordés aux CPGE, ce qui coûterait 5.000 € par an et par étudiant, soit environ 5 milliards par an. Les universités pourraient ainsi proposer des cours en plus petits effectifs et individualiser le suivi des étudiants, entre autres. Cela éviterait la polarisation du système d'enseignement supérieur français, avec aujourd'hui de grandes différences entre les réputations des établissements. Cela permettrait d'avoir un financement de l'enseignement supérieur beaucoup plus redistributif que ce qu'il est actuellement.
L'éducation étant un investissement collectif, je propose ensuite de financer la création d'une allocation d'autonomie (universelle), accordée à tous les étudiants, par la création d'une nouvelle branche ou par l'extension de la branche famille de la Sécurité sociale. Cet investissement serait financé par la collectivité dans son ensemble, par répartition, à l'image du système des retraites. Les actifs d'aujourd'hui payent pour les étudiants, et une fois sur le marché du travail, ces derniers payent pour les études des générations suivantes.
Le coût estimé serait de 19 milliards d'euros par an, financés par une augmentation de trois points des cotisations patronales de la branche famille. Si cette somme représente plus de 80% du budget 2015 alloué au secrétariat d'État de l'Enseignement supérieur et de la Recherche [23,05 milliards d'euros, NDLR], elle représente moins de 1% du PIB. Et surtout, ce modèle a prouvé son efficacité dans d'autres pays !
On est ici à contre-courant d'une vision dans laquelle l'éducation est avant tout un investissement individuel qu'on va rentabiliser sur le marché du travail. Il faut arrêter de considérer l'éducation comme un coût et la voir comme un investissement collectif, qui engendre des effets positifs sur la croissance, sur la criminalité, sur la santé...
Ce système d'allocation versée aux étudiants ne risque-t-il pas d'avoir un effet pervers sur leur motivation à obtenir une licence en trois ans ?
Ce système devra effectivement être subordonné à des conditions de réussite, comme c'est le cas en Europe du Nord. L'étudiant peut échouer une fois durant ses trois, cinq ou huit années de scolarité, mais au deuxième échec, il ne reçoit plus d'allocation jusqu'à ce qu'il repasse à l'étape supérieure.
Un autre effet positif serait de permettre que les étudiants ne réagissent pas comme des clients, face à des formations qu'ils auraient payé cher, comme c'est le cas aux États-Unis ou en Angleterre, et qu'ils ne délaissent pas les formations considérées comme non rentables (lettres, art...) car offrant peu de débouchés.
Attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l'université Paris-Diderot, chercheur au LADYSS et chercheur associé au CEPN, Léonard Moulin a été élève de l'École normale supérieure de Cachan de 2008 à 2011, avant de poursuivre son cursus à l’université Paris 13, où il a décroché son doctorat en sciences économiques en 2014.
Sa thèse, “Frais d’inscription dans l’enseignement supérieur : enjeux, limites et perspectives”, a remporté le 2e prix du concours “La vie étudiante vue par les étudiants” de l’Observatoire de la Vie étudiante en juin 2015.