Pourquoi les linguistes s'intéressent-ils aujourd'hui aux discours sur l'enseignement supérieur et la recherche ?
Cela tient d'abord à un mouvement de fond de l'analyse de discours. Les recherches ne portent plus seulement sur les discours politiques et syndicaux ou sur les médias. Elles s'intéressent aussi, depuis une vingtaine d'années, aux discours institutionnels et plus généralement à ce que l'on nomme la littérature grise, c'est-à-dire aux écrits produits par les administrations et les entreprises en dehors des circuits commerciaux d'édition : rapports d'études, documents d'évaluation, livres blancs...
D'autre part, cet intérêt pour l'enseignement supérieur est lié aux bouleversements récents vécus par l'université. Ceux-ci nous incitent à analyser comment certains mots et expressions se diffusent et circulent en accompagnant, et parfois même en précédant, les mutations à l'œuvre dans l'université.
Quels sont donc ces mots clés ou ces expressions qui s'imposent aujourd'hui dans l'université ?
Depuis les rapports diffusés par les ministères et les institutions internationales qui ont d'une certaine manière préparé le terrain des réformes – ce qu'on a appelé le processus de Bologne et qui a déjà été bien analysé par les sociologues de l'éducation – jusqu'aux sites Internet des universités, sont apparus des mots clés comme "professionnalisation", "évaluation", "autonomie", "attractivité", "qualité", des néologismes comme "entrepreneuriat" et de nouvelles expressions comme "mobilité internationale", "classement de Shanghai", "partenariat universités-entreprises"... Tout ce registre lexical fait émerger des représentations et des valeurs qui étaient extérieures à la communauté universitaire.
En quoi ont-ils un impact sur la manière de percevoir l'université et ses enjeux actuels ?
Prenez par exemple le mot "excellence". Il se distille partout, depuis les discours médiatiques sur "l'excellence universitaire", jusqu'au champ d'application technique avec les Laboratoires d'excellence (Labex), les Initiatives d'excellence (Idex) et les Équipements d'excellence (Equipex). Le pouvoir d'attraction de ce terme "excellence" est très fort : qui n'aurait pas envie d'être excellent ? Le recours à un tel mot élimine toute possibilité d'argumentation et de remise en cause. Mais l'usage qui en est fait permet de hiérarchiser les laboratoires ou les universités, et de poser la concurrence comme le seul moyen de dynamiser l'enseignement supérieur européen décrit comme à la traîne. Or, la recherche suppose la confrontation, certes, mais pas la compétition, comme le montrent les grands projets internationaux tels que le LHC (l'accélérateur de particules) du CERN de Genève.
L'étiquette "excellence" se substitue à la réflexion sur les objectifs que doit se donner l'université au sein de la société, alors que les modalités qui ont permis d'établir cette excellence restent éminemment floues. Mais plus on l'utilise, plus on entérine l'idée que l'excellence pourrait être mesurée de façon technocratique, comme le montre bien l'article de Matthias Tauveron.
L'étiquette "excellence" se substitue à la réflexion sur les objectifs que doit se donner l'université au sein de la société
En va-t-il de même pour l'expression "classement de Shanghai" ?
Tout à fait. L'article de Christine Barats et Jean-Marc Leblanc montre de façon très claire que cette expression raccourcie a été adoptée par les médias en raison de sa simplicité et de ses connotations.
Le mot "classement" répondait aux impératifs de mise en concurrence qui prévalent dans nos sociétés soumises à une fureur mimétique qui devrait nous faire réfléchir sur les ressorts pulsionnels du capitalisme mondialisé. On classe tout : les lycées, les hôpitaux, les villes où il fait bon vivre, les maisons de retraite, etc. Dans ce climat où il s'agit toujours de pointer les "bons" et les "mauvais", le classement est venu conforter des idées reçues : la bonne place de certaines universités américaines et le piètre rang des universités françaises.
Quant au nom de "Shanghai", il a fait mouche car il témoigne d'une crainte d'être hors course vis-à-vis d'un monde émergent, la Chine, qui oriente tous les regards. Mais l'emploi répété de l'expression "classement de Shanghai" se substitue le plus souvent à un vrai questionnement : quels sont les critères de ce classement ? Quels usages en sont-ils faits ? Cela a-t-il un sens d'isoler telle ou telle université plutôt que d'observer la production scientifique française dans son ensemble ? On a ici un cas de fonctionnement médiatique classique qui stérilise la réflexion et se borne à conforter ce qu'on croit.
Ces mots ou ces expressions ne sont-ils pas interrogés par ceux qui les utilisent ?
Dans les conseils de gestion des universités et des facultés, dans les projets quinquennaux, dans les directives émanant du ministère, on retrouve toujours les mêmes expressions, les mêmes injonctions, dans un effet de circularité assez saisissant. Comme les universités n'ont aucune marge de manœuvre budgétaire, elles utilisent dans leurs documents des énoncés et des expressions dont elles pensent qu'ils vont plaire aux décideurs qui les financent. On se retrouve ainsi piégé par un discours au lieu de se donner des objectifs compatibles avec notre mission première.
L'article de Sophia Stavrou revient sur la façon dont les universitaires s'adaptent aux attentes de ceux qui les évaluent et servent un discours convenu. Pour les projets Labex par exemple, nous nous sommes aperçus que plusieurs universités avaient fait appel à des cabinets de conseil pour les rédiger.
Comme l'expérience a montré que de bons projets se sont fait recaler parce que leur look n'était pas adapté, et qu'à l'inverse des projets creux mais très tape-à-l'œil ont suscité l'enthousiasme, on se sent obligé d'employer des mots ou des expressions dans l'air du temps : "synergies", "professionnalisation", "évaluation rigoureuse des enseignements", "dynamisation des équipes", "plans stratégiques", "partenariats régionaux"...
Ce registre linguistique ne correspond-il pas à une ouverture de l'université sur la société ?
Sommées de sortir de leur tour d'ivoire, les universités doivent en effet donner des gages d'ouverture au monde extérieur. Mais de quelle ouverture s'agit-il ? Dans un contexte concurrentiel, elles veulent donner d'elles la meilleure image possible et déploient des activités de communication inspirées des pratiques de l'entreprise.
Dès lors, elles reprennent les mêmes éléments de langage sur les "partenariats universités-entreprises", sur les enquêtes de "satisfaction étudiante", la "qualité de vie sur les campus", "l'ouverture", la "mobilité internationale", "l'insertion professionnelle", etc. Ainsi, loin de réfléchir chacune sur leurs spécificités, les universités en viennent à produire un discours promotionnel standardisé. Comme le montre Jeoffrey Gaspard dans son analyse lexicale des sites Web des universités, l'injonction à se distinguer crée de l'uniformité.
L'injonction à se distinguer crée de l'uniformité
Ces analyses linguistiques donnent à voir une université qui semble assaillie par les mots de l'extérieur. À l'inverse, pourquoi l'université ne parvient-elle pas à diffuser son propre discours ?
Les mots qui ont longtemps été rattachés à l'université tels que "savoir", "recherche", "longue durée", "recul critique" ou encore "approfondissement de l'analyse" sont difficiles à porter à l'extérieur dans un contexte très contraint par des visions à court terme et par un système économique qui promeut la consommation et le divertissement plus que la réflexion et l'exigence. Je ne cherche pas à idéaliser les universités d'antan ou de naguère, qui étaient parfois sclérosées, parfois peu soucieuses des conditions d'apprentissage des étudiant(e)s, et ne favorisaient pas autant qu'elles l'auraient dû l'initiative et le libre examen, surtout au niveau de la licence. Mais malheureusement, c'est au nom des valeurs même de créativité, d'autonomie et d'innovation qu'on met en place des structures et des fonctionnements qui produisent du conformisme et empêchent la liberté de la recherche.
De temps en temps, des chercheurs passionnés, dont les travaux éclairent notre compréhension des sociétés anciennes ou modernes, parviennent à intéresser les médias et, s'adressant à tous les citoyens, nous aident à mieux penser notre devenir collectif. Mais cela reste fugitif et la "société de la connaissance" est un slogan plus qu'une réelle ambition. Comme le souligne le dernier livre du grand linguiste François Rastier, il est urgent qu'apprendre redevienne un projet collectif et que la mission de transmettre et de créer des savoirs redevienne le but premier de l'université.
Le billet de Ghislain Bourdilleau : "La com universitaire face aux étudiants en com"