De Sciences po à l'ESSEC, de très nombreux dispositifs ont été mis en place depuis plus de dix ans en faveur de l'égalité des chances. Pourquoi est-il besoin d'adopter en plus cet amendement qui facilite l'accès aux filières sélectives des élèves les plus méritants ?
De nombreux dispositifs existent, mais ils sont très inégaux en qualité et ne concernent qu'une minorité de lycées. Surtout, ils ne garantissent en rien d'égales chances d'accès aux filières sélectives, quel que soit son lycée d'origine. La France des lycées est devenue un morceau de gruyère avec des énormes trous. Il est temps de mettre en place une politique qui concerne tous les établissements de France.
Les diverses expérimentations engagées montrent que les meilleurs élèves des lycées les moins favorisés estiment encore que les filières sélectives ne sont pas faites pour eux. Malgré leur réussite scolaire, ces élèves ne se sentent pas légitimes.
Il faut donc leur ouvrir la voie, instaurer un droit d'accès évident. Plus aucun élève ne doit pouvoir se dire que les portes de certains lycées lui sont fermées du fait de ses origines sociales. Cet accès à l'égalité des droits aura un impact sur tous, élèves, parents et équipe d'enseignants.
Donner un accès privilégié à certains élèves en particulier, est-ce une mesure de discrimination positive ?
Absolument pas. Car cela ne vise pas une catégorie ethnique ou un groupe social en particulier. C'est un droit ouvert à tous les élèves méritants d'accéder aux filières sélectives. Ce dispositif s'inspire de ce qui a été fait aux Etats-Unis, notamment au Texas ou en Californie en alternative à l' "affirmative action".
Sur la base de leurs résultats scolaires, les meilleurs élèves de chaque lycée ont droit d'accéder directement aux universités de ces deux Etats qui sont parmi les meilleures du pays. Cette approche a montré son efficacité dans la lutte contre les discriminations notamment sociales et géographiques.
En France aussi, cela pourra avoir les mêmes effets. Dans les 150 lycées qui, l'an passé, n'ont envoyé personne en prépas, situés pour beaucoup dans les villes petites et moyennes, en zone rurale et outre mer, les 7% meilleurs élèves de ces lycées se répartissent en 45% classe populaire, 19% classe moyenne, et 37% CSP +.
Combien d'élèves seront concernés par cet amendement ?
Le pourcentage des élèves bénéficiant de ce droit d'accès sera fixé chaque année par décret. Si l'on dit que la mesure s'appliquerait à 7% des lycéens qui auraient un droit d'entrée en prépa, la mesure concernerait un maximum de 3.700 élèves, bien qu'on estime entre 1.000 et 1.500 le nombre d'élèves qui décideraient d'utiliser ce droit. Or, chaque année, sur les 45.000 places en classes préparatoires publiques, environ 4.000 places restent vacantes.
Est-il légitime de maintenir une situation discriminatoire pour ces élèves, sous prétexte que les licences non sélectives à l'université en bénéficieraient ?
Comment cet amendement a-t-il été reçu par les parlementaires ?
Il a été voté par toute la gauche et par l'UDI (Union des démocrates indépendants) de Jean-Louis Borloo, sans opposition de l'UMP. C'est l'un des rares amendements sur lequel les parlementaires de droite comme de gauche s'accordent. Car cette mesure d'égalité des territoires est populaire. Elle incite les meilleurs élèves de chaque lycée à ne pas quitter leur établissement pour aller dans des plus cotés. Elle répond à un véritable besoin de justice sociale.
Cependant, côté universités, certains présidents estiment que cet amendement favorise les filières sélectives aux dépens des licences à l'université, qui ne sélectionnent pas. N'y a t-il pas un risque de voir les meilleurs élèves se détourner un peu plus encore des premiers cycles universitaires ?
Je ne suis pas du tout d'accord avec ce raisonnement. D'abord, les filières sélectives sont critiquées mais elles existent, y compris dans les universités à l'exemple des Instituts d'études politiques ou des IUT auxquels s'appliquera la loi. Or, venir d'un lycée peu coté réduit aujourd'hui les chances d'y accéder. Est-il légitime de maintenir une situation discriminatoire pour ces élèves, sous prétexte que les licences non sélectives à l'université les acccueillent ?
Par ailleurs, la dynamique positive créée dans les établissements qui jusqu'à présent n'envoyaient aucun ou très peu de leurs élèves dans les filières sélectives rejaillira sur tous les autres qui n'auront pas choisi de poursuivre leurs études dans ces filières. Cette dynamique amènera ainsi dans les universités des étudiants mieux préparés aux études.
En outre, il s'agit d'accorder un droit, pas d'obliger ni même d'inciter les meilleurs élèves à aller en prépa ou en IUT. Beaucoup des élèves qui terminent les meilleurs de leurs lycées décident d'aller en fac, attirés par la plus grande liberté qui y règne. Et puis, il ne faut plus opposer les classes prépas aux filières universitaires. Beaucoup d'élèves qui commencent en prépa continuent ensuite en fac à différentes étapes de leur cursus. De plus en plus d'accords se font entre facs et lycées à prépas.
Enfin, la création d'un droit d'être admis dans les filières sélectives aux meilleurs élèves de chaque lycée, sur la base des résultats au bac, rapproche les modes d'admission de ces filières des modes d'admission à l'université et fait donc faire un pas vers leur rapprochement.
Pour Pierre Mathiot, directeur de Sciences po Lille, et ardent défenseur d'un autre modèle de mixité sociale (l'accompagnement des lycéens en amont de l'enseignement supérieur pour les aider à l'intégrer), cette mesure pose plusieurs problèmes.
"C'est un amendement à valeur hautement symbolique, mais je doute malheureusement de son efficacité. Cette nouvelle voie d'admission des bacheliers vers les filières sélectives, en dehors de toute procédure, peut tout d'abord apparaître comme une forme d'avantage, s'inquiète-t-il. Ensuite, il s'agit bien sûr d'une stigmatisation indirecte des filières universitaires classiques. On définit ainsi le "bon" enseignement supérieur, où l'on aide les jeunes d'origine modeste à entrer, et le moins bon…"
La question du timing est aussi importante, pour le responsable, car cette porte ouverte intervient "beaucoup trop tard après les résultats du bac, pour des jeunes qui n'ont souvent jamais envisagé d'aller en classe prépa ou en IEP".
"C'est une tentative de réponse, mais incomplète", ajoute-t-il, prêchant pour le développement du dispositif d'accompagnement des lycéens vers le supérieur mis en place depuis plusieurs années par son établissement.
Propos recueillis par Camille Stromboni
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