Quels reproches adressez-vous au système français des grandes écoles ?
Ce qui me frappe dans le système français c'est cette logique de sélection malsaine. C'est le cœur du système d'enseignement français. La sélection existe dans les pays anglo-saxons également, mais pas si tôt dans la scolarité. En France, entre le système de notations et les redoublements trois fois plus élevés que la moyenne européenne, l'élève est déjà dans une logique de sélection par l'échec dès 15 ans. Le droit à l'erreur n'est pas envisagé. En outre, il faut être passé par les meilleures écoles dès le plus jeune âge, puis par les meilleures prépas puis les meilleurs établissements pour accéder enfin aux grands corps et se voir offrir une bonne place dans une grande entreprise ou dans un cabinet ministériel.
Dans les pays anglo-saxons, les élèves sont davantage jugés sur leurs compétences et non sur leurs parcours. La France a d'un côté les écoles qui sont faites pour une petite proportion d'élèves favorisés, et de l'autre les facs qui sont sous-financées et dont le taux d'échec est effarant ! Le système des grandes écoles, et avant ça le système des classes préparatoires est au cœur de ces inégalités.
Attention, je ne suis pas contre une éducation élitiste, la Ivy League, "Oxbridge" (contraction de Oxford et Cambridge) sont des réalités qui fonctionnent. Le problème en France, c'est que le système ne fonctionne plus. Les jeunes diplômés sortis de grandes écoles n'ont pas autant de connaissances pratiques que leurs homologues à l'international ! Et que dire des énarques : l'administration française a sa propre école mais, en dépit de cela, elle a 20 ans de retard en matière de gestion ! Aujourd'hui, 28% des dirigeants du CAC 40 ne sont pas français, selon une étude faite par deux chercheurs français, Hervé Joly et François-Xavier Dudouet.
La plus grande menace pour le système d'enseignement supérieur français est Internet, car le système français est très fortement basé sur les cours magistraux.
Quelles évolutions sont nécessaires selon vous ?
Le système est en train d'évoluer doucement. Les écoles de commerce surtout se tournent de plus en plus vers l'international, et même Polytechnique se rend compte qu'elle n'a pas la taille suffisante pour concurrencer ses homologues à l'échelle mondiale. Le rapprochement des universités et des écoles est une bonne chose, même si cela se fait à la française, c'est-à-dire de manière très bureaucratique ! Mais la loi ESR tout juste adoptée ne va pas assez loin... La sélection à l'entrée de l'université et les frais d'inscription se généralisent de plus en plus. Et de plus en plus les grandes écoles recrutent en dehors des classes préparatoires, et c'est une bonne chose !
A mon sens, la plus grande menace pour le système d'enseignement supérieur français est Internet, car le système français est très fortement basé sur les cours magistraux. Aux Etats-Unis, toutes les universités se sont penchées sur les MOOC. Un phénomène qui bouleverse la manière d'enseigner. L'amphithéâtre est un modèle dépassé ! Si les universités françaises ne prennent pas le virage, elles vont encore accumuler du retard !
Quelle est votre réaction à la polémique suscitée par l'introduction des cours en anglais dans les cursus à l'université, une pratique pourtant déjà existante ?
Ce débat est pour moi un peu "cocoriquesque". Le monde de la recherche communique en anglais, le monde entier communique en anglais, les grandes écoles savent que donner des cours en anglais est un moyen indispensable pour attirer des étudiants étrangers, et le font depuis des années. Ce ne sont que les étudiants dans les facs qui sont pénalisés. Surtout, la France en a besoin si elle veut communiquer son exception culturelle et sa singularité ! Que veut-on ? Institutionnaliser les écarts avec le reste du monde ? C'est un débat qui arrive de toute façon vingt ans trop tard.
"Ce qui m'a le plus frappé, c'est l'incapacité de cette institution à s'autogérer en pleine crise." C'est en ces termes que Peter Gumbel revient sur l'épisode des primes des dirigeants qui a secoué Sciences po quelques mois avant la mort de son directeur, Richard Descoings. "C'était le signe que la gouvernance de Sciences po était faible", commente-t-il.
Dans son ouvrage, Peter Gumbel revient également longuement sur "le style managérial de Sciences po : frénétique, imprévisible et centré sur une seule personne", ainsi que sur des temps forts de l'institution tels que la "bobinette", réunion mensuelle des cadres de l'institution, "où l'on pouvait parler de tout, sauf de ce qui comptait vraiment".
S'agissant de la succession de Richard Descoings à la tête de l'établissement, Peter Gumbel regrette l'intervention de la ministre Geneviève Fioraso dans le processus de désignation. "Dans d'autres pays, cette décision aurait été vue comme une terrible atteinte à la liberté académique. En France, cela passe comme une lettre à la poste", déplore-t-il.
Elite Academy, Enquête sur la France malade de ses grandes écoles, Peter Gumbel, avril 2013, Editions Denoël, 169 pages, 17 euros.