Dans le cadre de votre activité, vous avez travaillé avec des acteurs français, italiens, espagnols, allemands, asiatiques. Avez-vous observé des tendances propres à chaque pays dans la manière dont les classements sont analysés et intégrés à la stratégie des établissements ?
Non, pas fondamentalement. De façon générale, il y a des différences dans l'attention portée aux classements, selon que les établissements d'enseignement supérieur sont, pour résumer, déjà en bonne position, dans le ventre mou des classements ou à la traîne. Les classements seront d'autant plus scrutés et analysés que la performance des acteurs laisse à désirer.
Certes, un pays peut se trouver dans une phase d'attention intense aux résultats des classements, mais ces derniers sont devenus incontournables partout dans le monde : ils reflètent la globalisation de l'enseignement supérieur et de la recherche. Ce qui explique que les tendances fortes dépassent les frontières et sont plutôt liées à la mission et à la taille des établissements.
Quelles sont ces tendances, justement ?
En réalité, les classements internationaux les plus médiatisés sont cruciaux pour une minorité d'établissements seulement. Prenons l'exemple du classement de Shanghai. Il consacre 500 établissements alors qu'il en existe 27.000 dans le monde. Finalement, il ne concerne réellement que les universités de recherche intensive. Prendre en compte les critères de ce classement précis pour les autres acteurs n'a pas vraiment de sens.
À l'inverse, les établissements moins tournés vers la recherche seront beaucoup plus attentifs aux palmarès nationaux, plus au fait des spécificités locales. Il y a d'ailleurs de plus en plus de classements différenciés selon le type d'établissements : écoles d'ingénieurs, business schools, ou encore community colleges aux États-Unis.
En outre, certains possèdent l'avantage de passer au crible les formations d'un même type plutôt que de classer des établissements, contrairement à ce que font les classements internationaux tels que celui de Shanghai ou du Times Higher Education. Mesurer un établissement dans son ensemble est totalement aberrant : cela suppose de mettre dans un même sac l'ensemble des formations proposées par les établissements et de les mesurer à l'aune de la recherche.
Si la recherche influence la formation, cela diffère fortement entre une formation de premier cycle, un master ou encore un doctorat. La logique, derrière ce choix, est de permettre d'appréhender le prestige de l'établissement, et donc la perception qu'en ont les entreprises, le salaire à la sortie et les opportunités sur le marché du travail.
En établissant une compétition entre pays, les classements internationaux entraînent-ils une uniformisation de l'enseignement supérieur ?
Je ne le pense pas. En revanche, il est vrai que les classements internationaux obligent à comparer des pays à l'histoire très différente. Ce qui peut entraîner une remise en cause fondamentale du modèle national.
À chaque fois qu'un établissement s'est concentré sur un seul critère d'un classement, avec pour objectif de gagner rapidement des places, cela a été un échec.
Lorsqu'en France, les écoles d'ingénieurs se comparent entre elles, il n'y a aucune raison de rediscuter le modèle. Mais si on les compare aux schools of engineering des grandes universités américaines, que se passe-t-il ? Cela ne veut pas forcément dire qu'il faut abandonner le modèle existant, mais cela peut donner des pistes de réflexion pour améliorer ses pratiques.
Comment les établissements d'enseignement supérieur peuvent-ils établir une relation vertueuse aux classements ?
Quand un établissement se concentre sur un seul critère d'un classement, avec pour seul objectif de gagner rapidement des places, cela aboutit généralement à un échec. Pour que la relation aux classements soit vertueuse, il est important que l'établissement construise sa stratégie sur une panoplie de critères pertinents et compatibles, en fonction de sa taille et de ses spécificités. Mais surtout, il est important de s'assurer que les choix faits sont compatibles avec la vision, la mission et la culture de l'établissement.
Les classements peuvent alors être utilisés de manière à évoluer vers un nouveau modèle plus performant. Cela suppose de se poser des questions non seulement sur sa performance en recherche (par exemple) mais aussi sur ses objectifs, son budget, son modèle de gouvernance.
Pouvez-vous donnez des exemples de mesures dont les implications ont été bien plus larges qu'anticipées ?
Il y a une quinzaine d'années, les universités chinoises ont commencé a essayé de gagner en visibilité en augmentant leur nombre total de publications. Certaines d'entre elles ont même obligé leurs étudiants à publier au moins un article de recherche dans le cadre de leur master. Ce qui a entraîné une multiplication d'articles de faible qualité, publiés dans des revues ayant spécifiquement émergé pour faire face à cette demande. Elles sont donc passées à une approche ciblée sur des revues indexées par Web of Science, puis plus récemment encore (et seulement dans certaines) à une approche centrée non pas sur le nombre de publication, mais sur leur impact.
Un critère utilisé par Shanghai est celui des chercheurs "highly cited". Un établissement peut leur proposer des salaires faramineux pour les embaucher. Mais que se passe-t-il si les autres chercheurs ont des salaires inférieurs, basés sur une grille fixe ? Peut-on accepter que certains soient payés deux ou trois fois plus que d'autres, indépendamment des résultats de leur recherche ? Je ne dis pas qu'il ne faut pas le faire mais l'établissement doit anticiper l'effet déstabilisant que peuvent avoir ces mesures.
Un autre exemple concerne les classements du "Financial Times". L'un des critères était le nombre de publications dans les douze revues considérées comme les plus prestigieuses. De nombreuses écoles de commerce ont donc décidé de récompenser par un bonus conséquent leurs enseignants publiant dans ces revues. L'impact a été considérable en interne : certes, le nombre de publications dans ces revues a augmenté mais les chercheurs ont été parfois incités à accorder une moindre importance à l'enseignement.
Autre conséquence, les revues théoriques étant plus valorisées, la recherche a eu tendance à se détourner de la recherche appliquée. Est-ce vraiment ce que l'on souhaite pour une business school ? Est-il possible de survivre sans être bien classé ? Y a-t-il d'autres mesures pouvant améliorer la visibilité dans les classements sans répercussions négatives sur l'enseignement ? Enfin, est-il possible de repenser l'enseignement en profitant mieux de cette recherche théorique développée en réponse à un besoin de visibilité dans les classements ? Voilà quelques exemples de questions qui méritent d'être posées.
Depuis la création du classement de Shanghai, les palmarès se sont multipliés dans l'enseignement supérieur, tant au niveau international que national. Des classements réalisés par des médias, ainsi que, de plus en plus, par des institutions ou des entreprises de conseil. Au point que les établissements ne peuvent en faire l'économie dans leur stratégie.
Derrière cette compétition, se dressent des enjeux de qualité (pédagogie, insertion professionnelle), d'innovation et bien sûr de communication et d'attractivité. Comment intégrer les classements et s'y maintenir ? Comment connaître – et faire reconnaître – ses atouts ?
Cette conférence EducPros sera l'occasion de mieux décrypter la mécanique des classements actuels, et d'anticiper les bouleversements progressifs de cette course à la reconnaissance.
Plus d'informations sur l'événement