Les bacs professionnels ont été créés en 1985, qu’est-ce qui a motivé cette décision ?
Vincent Troger. La demande est partie de l’UIMM [Union des industries et métiers de la métallurgie], la puissante fédération patronale. Les emplois dans les usines montaient en qualification, il fallait donc des ouvriers mieux formés. Or les bacheliers technologiques étaient de plus en plus nombreux à poursuivre des études supérieures. Côté politique, la création d’un nouveau bac permettait d’augmenter le nombre de bacheliers et ainsi d’afficher un objectif de 80% d’une génération au bac.
Fabienne Maillard. Mais cette décision est loin de faire l’unanimité. Les patrons de PME-PMI étaient hostiles à ce projet. Ils ne voyaient pas l’intérêt d’un diplôme de niveau IV pour occuper des emplois d’ouvriers qualifiés. Les professeurs non plus n’y étaient pas favorables.
En 2001, le bac pro en trois ans est expérimenté, à la demande, une fois encore, de l’UIMM. Une expérimentation qui, d’après un rapport d’inspection de 2005, se révèle peu convaincante. Pourtant, en 2007, Xavier Darcos décide de la généraliser. Pourquoi ce passage en force ?
VT. En 2005, vingt ans après sa création, le bac pro affiche effectivement un bilan très modeste. Seulement 8.000 élèves sont scolarisés dans cette voie. Pourtant, et alors que personne n’y est vraiment favorable, Xavier Darcos, alors ministre de l’Éducation nationale, décide de généraliser le bac pro en trois ans. Les raisons ? Il s’agit à la fois de rationaliser l’offre de formation professionnelle et de faire des économies, mais aussi d’inscrire la France dans une tendance européenne à la hausse du niveau de qualifications.
FM. Or, en 2005, le pourcentage de bacheliers dans une génération progresse très lentement. Nous sommes encore loin de l’objectif de 80% affiché vingt ans plus tôt. D’où l’idée de mettre la voie professionnelle à contribution en alignant la durée du bac pro sur les autres bacs.
Par ailleurs, par cette réforme, Xavier Darcos vise clairement un objectif politique. Il souhaite montrer qu’il est en mesure de réformer le système éducatif. Et il est plus facile de s’attaquer à la voie professionnelle qu’au collège !
Officiellement, la réforme du bac pro en trois ans vise à mettre à parité les trois bacs. Atteint-elle cet objectif ?
FM. La voie pro souffre toujours d’une mauvaise image. Elle est principalement réservée à ceux qui ne peuvent pas aller dans la voie générale. Quant à l’orientation au sein même de la voie professionnelle, elle est soumise à des gestions de flux puisque l'offre détermine les affectations dans les spécialités de formation. Conséquence : de nombreux élèves se retrouvent dans des formations qu’ils n’ont pas choisies.
VT. Je serais moins négatif. Sur le plan symbolique, le bac pro en trois ans a permis de casser l’image dévalorisée du lycée professionnel auprès des familles. La filière est plus attractive, même si elle continue d’attirer essentiellement des enfants de classes modestes. Les élèves de bac pro se sentent moins stigmatisés. C’est la première fois qu’une réforme imposée aux forceps connaît un succès quasi immédiat auprès du public.
C’est la première fois qu’une réforme imposée aux forceps connaît un succès quasi immédiat auprès du public. (V. Troger)
Lors de la généralisation du bac professionnel en trois ans, les enseignants ont pointé les risques d’une telle réforme pour les élèves les plus fragiles. Ces craintes se sont-elles vérifiées ?
FM. Nous n’avons pas de statistiques précises sur le pourcentage d’élèves de la filière professionnelle qui quittent le lycée en cours de route. Selon la DEPP, ils seraient un sur dix à décrocher au lycée, mais combien partent en apprentissage ou dans des formations offertes par d'autres ministères ? À en croire les professeurs rencontrés lors de mes enquêtes, ils seraient plus nombreux qu’avant à ne pas atteindre le bac. Difficile à vérifier ! Ce qui est sûr, c’est que le bac pro en trois ans n’offre plus d'échappatoire aux élèves qui ne souhaitent pas aller jusqu’au bout, comme c’était le cas avec le BEP. Aujourd’hui, à force de le banaliser, le bac est la norme minimale pour accéder à l’emploi qualifié.
VT. Et ceux qui ne l’ont pas se trouvent marginalisés avec des diplômes (CAP, BEP) qui ne valent plus rien. Clairement, cette réforme fragilise encore plus les élèves les plus fragiles.
Comment l’enseignement supérieur perçoit-il l’augmentation du nombre de bacheliers professionnels ?
FM. La progression du bac pro est considérée avec beaucoup d’anxiété, notamment par les universités. À l’instar de leurs camarades des autres séries, les bacheliers professionnels sont en effet de plus en plus nombreux à souhaiter poursuivre des études supérieures, de préférence en STS. Le problème c’est que leur accueil dans ces sections est très variable selon les filières. Si dans les filières industrielles qui peinent à faire le plein ils sont les bienvenus et y réussissent plutôt bien, ce n’est pas le cas dans les plus sélectives, notamment celles du tertiaire. De nombreuses STS résistent encore à ouvrir leurs portes aux bacheliers pro malgré la loi sur les quotas, par crainte d’une baisse de niveau. C’est vrai cependant que le curriculum des bacs pro n’est pas adapté à la poursuite d’études supérieures.
VT. Les matières rédactionnelles posent, en effet, généralement problème aux bacheliers professionnels, mais l’essentiel de leurs difficultés vient en réalité de leur manque d’autonomie.
Au final, quel bilan tirez-vous de la réforme du bac pro en trois ans ?
FM. Le bac pro a, depuis la réforme, une double finalité, qui n'était pas affichée ainsi. Il doit à la fois permettre la poursuite d’études – mais nous ne touchons pas à son curriculum, ce qui est une aberration – mais aussi l’insertion professionnelle. À force de ne pas choisir, on ne sait plus bien à quoi le bac pro mène vraiment ! Tant que le ministère n’aura pas un discours clair sur ce qu’il souhaite faire de la voie professionnelle, cela ne pourra pas fonctionner. Les employeurs eux-mêmes ne savent pas quoi en penser.
VT. Je ne partage pas complètement cet avis. Par certains aspects, cette réforme est positive. Les familles se la sont appropriée, et pour la fraction d’élèves qui réussissent le bac pro dans de bonnes conditions, le fait de le décrocher en trois ans leur donne l’occasion de poursuivre des études supérieures. Ils ont désormais la possibilité de mieux se projeter dans l’avenir. Mais elle fait peser un risque plus grave pour ceux qui ne l’ont pas.
À force de ne pas choisir, on ne sait plus bien à quoi le bac pro mène vraiment !
(F. Maillard)
Que faudrait-il faire justement pour que cette filière soit réellement mieux considérée ?
FM. Le ministère de l’Éducation nationale est extrêmement ambivalent à l’égard de la voie professionnelle. Il la mobilise à chaque fois qu’il entreprend un programme de démocratisation de l’accès à un niveau d'études ou à un diplôme. Mais, en réalité, il s’agit d’une démocratisation ségrégative.
Pour que la voie professionnelle soit considérée comme égale aux autres, il faudrait changer la norme scolaire, la hiérarchie des disciplines. Tant que nous considérerons que les jeunes qui ont des compétences plutôt pratiques sont seulement de "mauvais élèves”, rien ne changera.
Au niveau des études supérieures, il faudrait mettre en place des parcours adaptés. Les STS le font bien pour les étudiants qui se réorientent suite à un échec à l’université en fin de premier semestre par exemple, pourquoi ne le font-elles pas pour les bacs pro ? On parle de passerelles, mais en réalité elles n’existent pas ou peu.
VT. Il faudrait également “modulariser” les parcours au lycée pro. Cela permettrait aux élèves qui le souhaitent d’interrompre momentanément leurs études et de les reprendre plus tard sans avoir tout perdu. Un bon moyen de limiter les dégâts pour ceux qui échouent.