Si le doctorat est le plus haut diplôme universitaire français, si ce diplôme est particulièrement reconnu à l'étranger et à l'international, si d'ailleurs les doctorants étrangers représentent 41 % des doctorants en France, il y a peu de chefs de grandes entreprises docteurs ; il y a peu de ministres docteurs (sous Jean-Marc Ayrault, Manuel Valls...) ; peu de docteurs dans la haute administration (1,8 %) ; peu de députés docteurs (25, contre 100 en Allemagne) ; peu d'eurodéputés français docteurs (4 entre 2009 et 2014, 12 entre 2014 et 2019).
Bref, les détenteurs du meilleur diplôme n'occupent pas les meilleures places à la table de la République. Il n'y a, dès lors, pas à s'étonner que les jeunes se méfient du doctorat et que les plus brillants et, donc, les plus ambitieux, s'en détournent et le méconnaissent.
Un diplôme méconnu et délaissé
Le docteur est en quelque sorte le symétrique de l'apprenti, au regard de sa représentation parmi les élites. La moitié des membres du gouvernement suisse ont été apprentis, aucun en France. On ne valorise pas assez la compréhension intime des techniques, des outils, des relations de travail que permet l'apprentissage en insérant l'apprenti dans le monde du travail au moment où son esprit est le plus dynamique et le plus réceptif.
De même, la valeur du docteur et de la compréhension intime qu'il a acquises des techniques de production de la connaissance, de la construction de preuves et de démonstrations, du développement de projets et d'idées nouveaux est méconnue. On dit souvent que les classes moyennes sont sacrifiées sur l'autel des classes populaires et des élites.
Les diplômes moyens sont rois là où les formations qui exigent respectivement le moins et le plus d'années d'études sont sacrifiées.
Pour ce qui est des diplômes, c'est l'inverse : les diplômes moyens (licence, master) sont rois là où les formations qui exigent respectivement le moins et le plus d'années d'études sont sacrifiées. La France se prive ainsi de compétences extrêmement précieuses, de regards dynamiques et critiques qui sont les seuls à pouvoir la faire sortir du marasme politique, économique, idéologique dans lequel chacun peut voir qu'elle s'enfonce de plus en plus.
DES COMPÉTENCES À FAIRE VALOIR
Bien sûr, il est indispensable que les docteurs apprennent à valoriser auprès de tous leurs recruteurs potentiels les compétences qui sont les leurs. Leur parcours après le doctorat devient de plus en plus difficile s'ils veulent se maintenir dans le monde académique.
Ils sont ainsi contraints de maîtriser non seulement le cœur de leur métier, c'est-à-dire la mise en œuvre constante d'un esprit d'analyse et de critique et l'expression claire et concise de leur propos face à des publics de tous niveaux, mais aussi de nombreuses compétences annexes : recherche de financement auprès d'organismes publics et privés, organisation d'événements publics d'ampleur dans chacun de leurs aspects ou encore construction de projets et travail en équipe.
Toutes ces compétences peuvent être d'une utilité précieuse à tous les employeurs et il est nécessaire qu'elles soient de plus en plus connues et reconnues.
DES ÉLITES À BAC + 5 VIA LES GRANDES ÉCOLES
Mais le problème posé par cette situation n'est pas une simple question de reconnaissance des compétences. Comment se fait-il que les docteurs soient beaucoup mieux représentés parmi les élites américaines, britanniques, allemandes ? La réponse est à chercher dans les modes de fabrication des élites françaises.
Le système français des concours et des grandes écoles est conçu de telle manière que quiconque en sort gagnant voit très jeune sa légitimité et sa valeur assurées aux yeux de tous et n'a plus à démontrer ses compétences. Ce système produit sans aucun doute des éléments de grande qualité et certaines des grandes écoles françaises sont parmi les plus beaux fleurons de notre pays.
Le système français des concours et des grandes écoles est conçu de telle manière que quiconque en sort gagnant voit très jeune sa légitimité et sa valeur assurées et n'a plus à démontrer ses compétences.
Mais le défaut de ce système est qu'aucun concours donnant accès à de hautes responsabilités n'exige davantage qu'un niveau bac + 5. Pourquoi, alors, s'obliger à étudier plus longtemps ? À l'inverse, un docteur qui a consacré de nombreuses années à son travail ne devrait pas avoir, s'il veut connaître une carrière prestigieuse en dehors du monde académique, à se placer sur les mêmes rangs que les autres.
DES CONCOURS SPÉCIAUX POUR LES DOCTEURS ?
Une mesure simple et gratuite permettrait d'aller dans le bon sens. Tout docteur pouvant attester que son travail de doctorat l'a préparé à exercer une responsabilité publique doit pouvoir passer un concours spécial permettant d'accéder à cette responsabilité, sur le modèle d'une validation des acquis de l'expérience.
Un concours externe spécial de l'agrégation du secondaire vient d'être ouvert aux docteurs, prenant en compte la spécificité de leur parcours. De la même manière, un docteur ayant étudié l'histoire ou l'économie des politiques publiques devrait pouvoir passer un concours spécial de l'ENA, un docteur ayant travaillé sur la psychologie ou la sociologie du crime et de la délinquance devrait pouvoir passer un concours spécial de commissaire de police.
Que les docteurs soient mieux représentés parmi les élites est une question d'efficacité : on ne peut laisser se perdre à l'étranger ou dans des postes sous-qualifiés les compétences que les docteurs ont acquises grâce à l'argent du contribuable. C'est une question de justice : le plus haut diplôme mérite de donner une meilleure chance d'accéder aux plus hautes responsabilités et il faut récompenser le travail qui a conduit à son obtention.
C'est une question de mise à niveau international : on ne peut se satisfaire que les élites françaises aient en moyenne un moins bon niveau académique que les élites des autres grands pays développés et que les parcours de nos élites soient illisibles pour les étrangers.
C'est enfin et surtout une question d'ingénierie sociale : c'est seulement en faisant en sorte que la proportion de docteurs parmi les décideurs soit de plus en plus importante que l'on pourra changer l'image et la valeur du doctorat aux yeux des Français.