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À qui profite le Wise ?

Emmanuel Davidenkoff Publié le
La cinquième édition du World Innovation Summit for Education (Wise) vient de s’achever à Doha. S’agit-il d’un nouvel avatar du "soft power" qatari, d’un écran de fumée pour détourner le regard des médias du sort des ouvriers exploités sur les chantiers du Mondial ou d’une authentique tentative de changer le monde ? Analyse.

Mieux vaut, comme De Gaulle, "voler vers l'Orient compliqué avec des idées simples", sans quoi l’on risque de se perdre dans de vertigineux jeux de miroirs. Jeudi 31 octobre 2013 s'est refermée à Doha (Qatar) la cinquième édition du World Innovation Summit for Education (Wise). Dédié a l'innovation éducative, avec une forte attention portée à l'éducation de base et aux objectifs du millénaire de l'Unesco, il a été bien couvert par la presse et on peut renvoyer ceux qui veulent en savoir plus sur les tendances du moment à la lecture de l'Express, du Monde, du Nouvel Observateur ou à la réécoute de France Info ; ils trouveront de nombreuses traces de la teneur des conversations qui ont animé le millier de participants venus du monde entier – entrepreneurs sociaux, ONG, organisations internationales, enseignants, experts, chercheurs...

Moins évident est de trouver des réponses aux questions qui accompagnent ce sommet depuis ses origines : pourquoi a-t-il été créé et comporte-t-il un "agenda caché" que les participants, à leur corps naïf autant que défendant, viendraient cautionner ?

Commençons par l'agenda explicite, tel qu'exposé par le Dr Abdullah bin Ali Al-Thani, grand ordonnateur de ce "Davos de l'éducation". Fin et souriant, cet ingénieur formé aux États-Unis a décliné ses objectifs en deux temps. À court terme : assurer la scolarisation des qataris de souche, qui ne représentent que 10% de la population de cet État de deux millions d'habitants, et qui ne voient pas toujours l'intérêt d'user leurs fonds de djellabas sur les bancs de l'école quand leurs conditions de vie matérielles n'en seront pas améliorées, le Qatar étant le pays qui affiche le revenu par habitant le plus élevé au monde (100.000 dollars par an !).

C'est une des raisons d'être d'Education City, vaste campus réunissant huit grands établissements américains (Carnegie Mellon, Georgetown...), anglais (University College London) et français (HEC), qui escompte dégager des élites locales capables de diriger la florissante économie de l'émirat, aujourd'hui largement confiée à des étrangers. C'était aussi, dès l'origine, la fonction de la chaîne éducative pour enfants créée par Al Jazeera à l'initiative de la Cheikha Moza bint Nasser, épouse de l'ex-émir du Qatar, par ailleurs "ambassadrice de bonne volonté pour l'éducation" de l'Unesco et porte-parole infatigable des projets éducatifs menés sous l'égide de la puissante Qatar Foundation, maison-mère du Wise, qu’elle dirige.

Objectif à moyen terme : affermir l'influence régionale du pays et préparer la transition vers une "économie de la connaissance", l'élite qatarie sachant parfaitement qu'elle devra, un jour, se passer de la formidable manne gazière et pétrolière. Wise est-il cohérent avec ces objectifs ? À l'évidence oui et cet agenda, dont les termes sont de notoriété publique, n'a pas besoin d'être caché, raison, sans doute, pour laquelle une personnalité comme Edgar Morin ou un média comme Le Monde ont engagé leur réputation et leur notoriété, le premier en livrant la conférence inaugurale du sommet, le second comme partenaire média.

Ce premier agenda s'inscrit, plus largement, dans la politique portée par l'influente Cheikha Moza depuis 1995 et l'accession au pouvoir de son époux, l'ex-émir Hamad. Très attachée à la promotion des femmes, elle maintient à bout de bras ce Wise que les conservateurs, majoritaires, rêvent de voir disparaître, selon les journalistes Christian Chesnot et Georges Malbrunot (1). Ce second agenda, non pas caché mais interne, peut échapper à l'observateur ignorant les subtilités des rapports de force régissant cette "société opaque et indéchiffrable de l'extérieur", selon les termes de Chesnot et Malbrunot, fins spécialistes de la région en général et du Qatar en particulier, auquel ils ont consacré une enquête de 500 pages – ouvrage passionnant qui montre que la modernité la plus tapageuse peut coexister avec le soutien aux franges les plus radicales de l'islamisme combattant.

Penser que l'objectif premier du Wise serait d'assurer la promotion de l'image du Qatar à l'étranger constitue un raccourci pour le moins hâtif – tout au plus, pour ses promoteurs, s'agit-il d'un bénéfice collatéral, mais leur survie se joue avant tout sur leur capacité à décoder et anticiper le point de rupture avec une opinion ultra-conservatrice. Si le Qatar est, selon les canons occidentaux, bien plus ouvert que le grand voisin saoudien, notamment à l’endroit des femmes, il demeure profondément marqué par la persistance d’une culture bédouine ancestrale, par le poids du wahhabisme – branche rigoriste de l'Islam –, et par une gouvernance aux ressorts mystérieux, faite de subtils équilibres internes entre tribus voire à l’intérieur des tribus. La marche forcée vers la modernité et l’ouverture internationale, imposée par le pouvoir depuis vingt ans, bouscule violemment la majorité de la société qui, toujours selon Chesnot et Malbrunot, la tolère uniquement car elle est assortie d’une prospérité à laquelle il est difficile de renoncer.

De plus, rien ne dit que le Qatar soit le principal bénéficiaire du jeu sur l'échiquier mondial du "soft power", cette bataille pour l'influence idéologique qui passe par la culture, l'art et l'éducation. Omniprésents à Education City mais aussi au Wise, via la Rand Corporation, think tank ultra-libéral, les champions du monde américains dudit "soft power" sont en embuscade, prêts à ramasser la mise – en l'occurrence affermir la diffusion du modèle capitaliste et de la société de consommation de masse. Et il se pourrait bien, au bout du compte, que ces derniers ne tirent pas moins profit du Wise que le Qatar.

Mieux vaut donc "voler vers l'Orient compliqué avec des idées simples". Par exemple celle-ci : en 2004, le rapport de la commission d'enquête américaine sur les attentats du 11 septembre (2) affirmait en sa conclusion qu'aucune mesure sécuritaire ou militaire ne suffirait à juguler la menace du terrorisme islamique. Seule l'éducation, écrivaient les auteurs, et en premier lieu celle des plus pauvres, peut assurer au monde paix et prospérité, à condition évidemment qu'elle ne soit pas déléguée aux madrasas fondamentalistes.

C'est en ce sens qu'œuvre la Qatar Foundation, dont le Wise n’est que la partie la plus visible. Elle le fait dans un contexte suffisamment hostile localement pour qu'on lui épargne les assauts d'un politiquement correct ici hors sujet. De Gaulle toujours, après avoir évoqué en cette phrase passée à la postérité "l'Orient compliqué" poursuivait en ces termes, souvent oubliés, et d'une actualité encore incandescente : "Je savais, qu’au milieu de facteurs enchevêtrés, une partie essentielle s’y jouait". Elle se nourrit non tant d’un "agenda caché" que d’une multitude d’agendas plutôt explicites mais inextricablement emmêlés. L’un d’entre eux – la marche vers la société de la connaissance – offre la possibilité d’une chance. Il serait hardi, voire dangereux, de le dédaigner.

 

(1) Qatar, les secrets du coffre-fort, Michel Lafon, 2013

(2) Publié en version française par les Edictions des équateurs.

Emmanuel Davidenkoff | Publié le