Les étudiants en journalisme dénoncent les discriminations dans les rédactions
Le documentaire de Marie Portolano "Je ne suis pas une salope, je suis une journaliste" a fait l’effet d’une bombe auprès des étudiants en journalisme. Dans une pétition, ils dénoncent à la fois les dérives (manque de déontologie, discriminations, harcèlement…) et ce sentiment d’impunité qui plane dans les rédactions.
"Cette polémique m’a indigné, je crois qu’on ne se rend pas bien compte de l’ampleur du problème", estime, atterré, Léo Lefrançois, étudiant en master 2 au CELSA. Tout a commencé par la diffusion du documentaire "Je ne suis pas une salope, je suis une journaliste" sur Canal+ le 21 mars dernier. La journaliste-réalisatrice, Marie Portolano, y raconte le sexisme, le harcèlement et les agressions vécus par les femmes journalistes au sein des rédactions sportives.
S’en suit une polémique autour de Canal+ qui a retiré du montage une séquence visant Pierre Ménès, chroniqueur sportif de la chaîne cryptée, où il serait mis face à des accusations. C’est la goutte d’eau pour les étudiants en journalisme qui décident de lancer une pétition où ils en appellent au boycott de la chaîne.
Signer pour dénoncer le sexisme ambiant dans les rédactions
Parmi eux, Léa Merlier, étudiante en master 2 à l’école de journalisme de Sciences po Paris. "Cette initiative vient d’Enzo Guerini, le seul de la promo concerné par les bourses de Canal+. On en a discuté entre nous et on s’est tout de suite dit qu’on devait réagir, montrer qu’on était indigné." Pour les étudiants, ces bourses sont pourtant un tremplin permettant aux lauréats de signer un CDD avec Canal.
"La chaîne a utilisé son pouvoir pour protéger une personne de sa rédaction, ce n’est pas acceptable", s’insurge Léo Lefrançois. Ce dernier a avant tout tenu à signer cette pétition pour soutenir les victimes. "Même si je n’y ai jamais été confronté, j’ai eu vent du racisme, sexisme, homophobie dans les rédactions, c’est bien plus répandu qu’on ne le pense." Un avis partagé par Sandy Montañola, vice-présidente de la Conférence des écoles de journalisme (CEJ) en charge de l’égalité et la lutte contre les discriminations. "Sans parler de Canal, on a des étudiants qui ont préféré arrêter leurs études de journalisme car leur stage ne se passait pas bien, raconte-t-elle. À l’intérieur des écoles, on a aussi des étudiants qui pensent que les filles n’ont pas leur place dans des rédactions sportives…"
Boycotter Canal+, un signal fort
C’est donc à la fois la censure par le groupe Canal+ et les violences sexistes et sexuelles perpétrées dans les rédactions qui sont pointées du doigt par les étudiants. "À l’école, on nous apprend les bases du journalisme, or, dans quelques mois on travaillera peut-être dans ces rédactions, c’est aberrant", explique Léa Merlier. La pétition a fait le tour des écoles de journalisme, signe d’une réelle prise de conscience des élèves. Mais comme l’affirme Léo Lefrançois, difficile de se faire entendre : "C’est compliqué d’agir sur un phénomène si installé, juge l’étudiant au CELSA. Personnellement, je me sens démuni face à l’ampleur du problème et du nombre de victimes, on aimerait que la CEJ, les syndicats, les rédactions s’en emparent davantage."
Un appel entendu par la Conférence des écoles de journalisme qui a rappelé la nécessité de lutter contre les violences sexistes et sexuelles. "Nous devions réagir et le fait que les 14 écoles reconnues le fassent, c’est un message fort", estime Sandy Montañola. Insuffisant pour Léa Merlier qui aurait souhaité une communication et un soutien "officiel" de Sciences po Paris.
Tout un écosystème médiatique à repenser
Mais est-ce vraiment envisageable pour les écoles de journalisme et les étudiants de boycotter des rédactions comme celle de la chaîne cryptée ? "On ne veut pas stigmatiser les étudiants qui passent les bourses de Canal+, c’est personnel et on sait tout ce qu’elles peuvent apporter, admet l’étudiante de Sciences po. Chez nous, Enzo a tout de même décidé d’y renoncer. Les écoles devraient elles aussi se demander si elles ont envie d’y envoyer leurs étudiants en stage ou en apprentissage."
Pour Sandy Montañola, également responsable du DUT de journalisme à Lannion, le constat n’est pas si simple à résoudre. "Nous n’acceptons pas les problèmes de sécurité dans les médias, on peut leur dire qu’on ne veut plus travailler avec eux mais c’est tout un écosystème entre les étudiants, les écoles et les médias qu’il faut changer." La CEJ a organisé deux rencontres entre écoles et rédactions pour sensibiliser à ces questions. "On ne peut pas agir directement dans les entreprises mais on en a vu certaines mettre en place des procédures d’accompagnement, c’est rassurant." Et pour ce qui est du manque de déontologie, la responsable l’affirme : "Il y en a dans tous les médias et pas seulement Canal+. C’est bien le problème quand les médias appartiennent à de grands groupes. Cela n’a rien de nouveau mais bien sûr que cela impacte les journalistes et c’est à nous, les écoles, de leur donner les outils pour qu’ils puissent réagir dans leur rédaction."
Léo Lefrançois est lui aussi plus pragmatique. Si la suspension de Pierre Ménès est une première victoire, l’étudiant n’est pas dupe. "On n’a pas la prétention de pouvoir renverser le système, cette polémique ne montre que la partie visible de l’iceberg et pendant ce temps, d’autres agissent en toute impunité. Il faut qu’on continue d’en parler."