Il est sans aucun doute le psychiatre français le plus médiatique. À 74 ans, Boris Cyrulnik, qui a grandi dans un milieu très modeste où l’aventure intellectuelle n’était pas valorisée, s’étonne encore de sa détermination à poursuivre ses études de médecine. Rencontre.
Quels souvenirs avez-vous gardés des années lycée ?
Après la guerre, on entrait au lycée à 11-12 ans. Nous n’étions que 4 sur 44 à être autorisés à nous présenter à l’examen d’entrée. À cette époque, les enfants travaillaient beaucoup. Je devais faire les marchés 3 jours par semaine avec ma famille d’accueil. Il fallait se lever à 4 heures. Je séchais parfois les cours pour ça. D’ailleurs, il y a peu, je suis allé au lycée Jacques-Decour, dans le IXe arrondissement de Paris, et on m’a montré les faux que je leur donnais pour justifier mes absences. Les profs savaient très bien qu’il s’agissait de faux. C’était écrit sur un cahier d’écolier, sans mise en page… Je garde de très bons souvenirs de ces années à Jacques-Decour. J’étais troisième ligne de rugby, j’avais plein de copains, je sortais et je militais à l’UJRF
[Union de la jeunesse républicaine de France, NDLR], les jeunesses communistes, à une époque où 1 Français sur 3 était communiste.
Avec toutes ces activités, arriviez-vous à être un bon élève au lycée ?
Le lycée, ça marchait bien. J’ai été envoyé à plusieurs concours généraux. Je n’ai eu aucun prix, mais je me souviens bien du rituel à la Sorbonne. On appelait les enfants un par un. C’était très solennel. L’histoire de la fille qui avait eu le premier prix de français avait été publiée. Je me souviens qu’elle avait écrit : "On invente un personnage et on est entraîné par lui. On est obligé de raconter ce qu’il fait." Il y avait aussi un concours sur l’Europe. Pour nous, l’Europe, c’était quelque chose de très important. Cela signifiait la fin de la guerre.
J’ai passé un bac général, un bac philo, et je l’ai eu avec une mention "assez bien".
Vous étiez dans un lycée de garçons. Quelles étaient vos relations avec les filles ?
Nous leur parlions avec déférence. On les vénérait parce qu’il n’y avait pas de mixité à l’école. Et il y avait une sorte de barème dans les vêtements. D’abord la culotte courte, pour les petits, la culotte golf ensuite, puis le pantalon long pour les adolescents. Mettre un pantalon long impressionnait les filles ! Pour moi, la mixité est un leurre d’adulte. Les lycées mixtes ont d’abord été ouverts pour des raisons idéologiques et financières, sans que cela ne soit précédé, ni suivi, d’aucune étude scientifique. Donc, on ne sait pas ce que provoque la mixité.
J’habite aujourd’hui à Toulon et, lorsque je prends le bateau pour la rade, deux choses m’étonnent. Les filles sont plus grandes, plus matures, ont des seins, travaillent… Et les garçons sont d’une brutalité stupéfiante avec elles.
Certains professeurs vous ont-ils particulièrement marqué ?
De nombreux profs m’ont marqué ! Monsieur Baby, professeur d’histoire-géographie et membre du comité central du parti communiste. C’est lui qui m’a dit qu’il fallait faire Sciences po. Monsieur Abraham, professeur de littérature. J’ai appris plus tard qu’il était un survivant d’Auschwitz. À l’époque, on n’en parlait pas. Cela n’a commencé que vers 1985.
Et puis, Monsieur Mousel, professeur de littérature, qui m’a envoyé au concours général de français. Il m’a mis la meilleure note que j’aie eue en français, c’est-à-dire zéro !
Zéro, la meilleure note ?
Oui, Monsieur Mousel m’a dit : "Je vous ai mis zéro parce qu’il n’est pas possible que vous ayiez écrit ce devoir. Vous avez dû le copier. Si le prochain est bon, vous aurez 18/20. Sinon, je vous mettrai un autre zéro." Au devoir suivant, il m’a mis 18.
Qu’avez-vous entrepris comme études après le bac ?
À cette époque, le bac était suffisant pour entrer à Sciences po, comme je voulais le faire. Mais j’ai raté les inscriptions. Alors je me suis inscrit au PCB (physique-chimie-biologie), rue Cuvier, à Paris, pour obtenir un certificat permettant d’entreprendre des études dans les facultés et écoles de médecine, probablement pour des raisons affectives. Ma mère, morte pendant la guerre, rêvait que je devienne médecin.
Cela vous plaisait-il ?
Ces études m’ennuyaient. En chimie, on apprenait des formules et on répétait. En biologie, c’était un peu mieux, mais je m’ennuyais… Malgré cela, je m’étais dit que, si cela marchait, je continuerais.
Ensuite, en faculté de médecine, beaucoup de professeurs étaient arrogants, voire méprisants. On nous appelait "les princes" après l’internat. Je me souviens d’un candidat à l’internat qui avait dit à un professeur qu’il n’avait pas eu le temps de préparer une question parce qu’il avait été malade. Le professeur lui a répondu : "Il faut choisir, être médecin ou malade." Il fallait être dur.
Maintenant que je suis de l’autre côté, je sais que cela a incroyablement changé en 1968.
Avez-vous continué à travailler sur les marchés pendant vos études de médecine ?
Oui, à Argenteuil. Mais ce n’était pas tragique, il fallait être vigilant, faire attention à travailler vite et fort et à bien s’organiser. Lorsque j’étais interne, il m’est arrivé d’avoir jusqu’à 9 gardes par mois, soit 18 jours pendant lesquels je ne pouvais pas étudier. Comme j’avais 2 ou 3 heures de transport par jour pour y aller, j’apprenais les disciplines faciles, comme l’histologie, dans le métro, debout. J’ai eu 8/10 à l’examen, en ne travaillant cette matière que comme ça.
D’ailleurs, je continue. Dès que j’ai un quart d’heure de libre, je fais quelque chose. Et lorsque j’ai 4 heures de train, je travaille. C’est ce que j’ai fait récemment pour préparer une conférence qui aura lieu au Brésil.
Quand avez-vous décidé de devenir psychiatre ?
C’est la guerre qui m’a motivé. J’ai été arrêté à l’âge de 6 ans et demi. Mes parents étaient juifs, russes et polonais, et ont été déportés. En moins de 3 ans, 9 enfants sur 10 en Europe ont été brûlés. J’ai pensé que la société était folle. Et que seul un psychiatre pouvait comprendre cela.
Quel est le meilleur conseil que l’on vous ait donné ?
Dans le quartier où j’ai grandi, près d’Argenteuil, qui était l’équivalent de la Seine-Saint-Denis aujourd’hui, les adultes, les éducateurs, les copains de quartier considéraient qu’il n’y avait que les filles et les homosexuels qui faisaient des études. Toute mon enfance, on m’a dit "abandonne, tu ne peux pas faire d’études", mais cela ne m’a pas entamé du tout.
Ensuite, en médecine, mon beau-père, médecin militaire, voulait que je m’installe sans faire de spécialité. Mais puisque je payais des études, j’ai continué. À cette époque, je travaillais dans un labo de biologie de 6 heures à 8 heures, puis j’allais en cours de 9 heures à 13 heures, puis aux puces ou au marché d’Argenteuil. Je suis encore étonné par ma détermination.
Et si c’était à refaire ?
La médecine a été pour moi un métier passionnant, épuisant et entamant. Entamant, parce que l’on rentre chez soi avec les problèmes de la journée. Épuisant, parce que nous étions des cliniciens qui nous prenions pour psycho-Zorro en travaillant 18 heures par jour. Passionnant, parce qu’on avait des relations affectueuses avec les patients.
Au départ, je voulais être psychiatre à l’OMS (Organisation mondiale de la santé). Ça, je ne l’ai pas réalisé, parce que, ayant eu 2 enfants, j’aurais eu l’impression d’abîmer ma famille. Mais j’ai tout de même beaucoup voyagé grâce à mon métier. Et puis, j’ai aussi réussi à habiter dans le Midi et à avoir un voilier.
Quels conseils donneriez-vous aux jeunes qui hésitent à suivre leurs rêves ?
Si par bonheur vous avez un rêve, un désir, c’est lui qui gouverne. À condition de se lever tôt et de bien organiser ses journées. Si j’avais écouté ce que l’on me disait, je serai resté garçon de ferme après la guerre. J’étais plus soumis à mes rêves qu’au conformisme.