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Cédric Villani : "Les algorithmes doivent faire partie du débat politique"

Catherine de Coppet Publié le
Cédric Villani : "Les algorithmes doivent faire partie du débat politique"
Cédric Villani dirige l'Institut Henri Poincaré depuis 2009. // ©  Catherine de Coppet
Sélection, APB, doctorat, place des mathématiques dans le système éducatif... À l'occasion du colloque "Mathématiques, oxygène du numérique" qu'organise l'IHP dont il est directeur, Cédric Villani confie à EducPros sa vision de l'enseignement supérieur français.

Quel regard portez-vous sur l'enseignement supérieur français ?

C'est un système complexe, agité de beaucoup de passions, et, comme tout héritier d'une très longue histoire, il a du mal à se transformer. D'avoir été excellent par le passé devient parfois presque un handicap pour évoluer ! Malgré tout, le système universitaire est en train de vivre des changements profonds : sur le plan des mentalités, avec la nécessité de se rapprocher du monde de l'entreprise, un mouvement qui a démarré il y a une vingtaine d'années ; sur le fond, avec l'idée que l'on ne peut plus séparer théorie et application, distinguer le pur et l'appliqué.

Enfin, sur le plan administratif, l'autonomie des universités est un vrai bouleversement, qui était indispensable, le crédit en revient en grande partie à Valérie Pécresse. Le mouvement n'est pas encore achevé – en témoigne le fait que certaines universités sont sous perfusion de l'État – et il y a, au départ, un problème de modèle économique, comme l'a très justement dit Thierry Mandon.

Avoir des universités en bon état de marche est une question d'intérêt stratégique national. Je crois qu'il y a du vrai dans le paradoxe que l'on constate entre l'autonomie administrative des universités et le manque de moyens chez certaines. Mais après le "choc" de l'autonomie, on peut observer une nette amélioration en termes de gouvernance, de gestion, etc.

Comment vous positionnez-vous sur la question de la sélection à l'université ?

Je suis satisfait que cela avance, comme le montre l'accord récemment signé avec la CPU, mais je ne comprends pas que l'on avance aussi lentement sur cette question : il est cohérent de donner aux universités l'autonomie de leur recrutement ! Je pense que nous évoluons vers une situation où sélectionner paraîtra normal.

L'université a une mission de service public, et il est logique que l'État ait vis-à-vis des universités des exigences afin qu'elles profitent à toute la société ; mais cela ne doit pas empêcher une dose de confiance quant aux modalités. Il est juste que les universités puissent se doter de formations exigeantes et de qualité, dès les premiers cycles universitaires, sans laisser les classes préparatoires seules sur ce terrain.

 Nous évoluons vers une situation où sélectionner à l'université paraîtra normal.

On parle beaucoup de désamour des sciences, notamment chez les jeunes, alors que les sciences sont partout dans notre quotidien, en particulier les mathématiques... Comment comprenez-vous cette contradiction ?

Du côté des jeunes, ceux qui se lancent dans une thèse sont généralement passionnés par leur sujet. Leurs griefs portent sur les modalités de la recherche plus que sur le diplôme : la multiplication des comptes à rendre, les difficultés de financement, l'inquiétude sur l'emploi et la multiplication des post-doctorats sont des sujets de préoccupation !

La situation des jeunes chercheurs est assez délicate: la pyramide des âges n'est pas favorable, et la titularisation des précaires, qui n'a pas été lissée dans le temps, gêne la carrière des plus jeunes. Mais la demande de docteurs reste importante du côté des industriels !

Le doctorat souffre-t-il toujours d'une mauvaise image ?

Il y a un manque de mise en avant de la figure du chercheur dans le grand public, c'est une évidence. Pourtant, je peux témoigner de ce que cette figure est très appréciée comme source inspirante dans les entreprises... Il y a ensuite des débats sur la reconnaissance salariale des docteurs par les entreprises, c'est un débat régulier entre universités et entreprises, je crois que c'est avant tout une question de culture.

Les spécialistes et observateurs du monde de l'entreprise s'accordent à dire que le doctorat est une bonne expérience de formation, quoi qu'il arrive. Les qualités que l'on y développe sont précieuses à tous les métiers, y compris lorsque l'on devient entrepreneur : trier, s'orienter, développer des projets sur le long terme, rédiger, s'organiser, savoir se lancer dans l'inconnu...

Pour cela, le doctorat est un excellent entraînement ! Malheureusement, les doctorants ne savent pas toujours se valoriser sous cet angle, et souvent n'ont même pas conscience de cela. Je fais partie de ceux qui pensent que le doctorat doit être reconnu comme une expérience professionnelle.

Publier les algorithmes, comme celui d'APB, doit être une étape naturelle

Que pensez-vous des débats autour de l'algorithme d'APB, le système d'inscription dans l'enseignement supérieur ?

Les algorithmes doivent faire partie du débat politique ! Sur APB, on peut dire que le système ne pourrait être organisé sans recours à un algorithme, étant donné la masse des données à traiter ! Mais il est vrai qu'il y a des situations aberrantes, individuelles, et une médiation serait nécessaire pour les résoudre au cas par cas. Quoi qu'il en soit, la publication de l'algorithme doit être une étape naturelle, et ce même si le grand public ne maîtrise pas les algorithmes. La puissance publique doit être transparente.

En tant que membre du conseil scientifique de la Commission européenne, j'ai eu l'occasion de m'intéresser au cas de l'Estonie, qui, il y a quinze ans, a instauré l'identité numérique. L'algorithme utilisé par l'État a été divulgué dès le début, et tous les "hackers éthiques" encouragés à le tester et à l'attaquer.

L'évolution du regard sur la science passe-t-elle aussi par l'évolution de la pédagogie ?

Avant d'évoquer la pédagogie, j'aimerais insister sur l'organisation de la filière et des études scientifiques. La section S au lycée est une section généraliste qui ne dit pas son nom, ce qui a tendance à dévaloriser les sections ES et L. Il faudrait admettre qu'on peut suivre une section S en se focalisant sur les sciences, en faisant moins d'histoire-géographie et de français! Et admettre que des esprits brillants peuvent aller en L sans que ce soit par défaut, idem pour les filières technologiques !

Du côté de la pédagogie, beaucoup de choses sont perfectibles, mais pour moi, la principale question est dans le rapport maître-élève. Si nous avons une chose à apprendre des États-Unis, c'est la capacité des enseignants à donner confiance à leurs élèves, leur état d'esprit qui consiste à penser qu'ils sont là pour révéler le meilleur chez les jeunes.

Au niveau de notre Éducation nationale, on observe un manque de confiance entre les acteurs, et ce, à tous les niveaux. En particulier entre inspecteurs et enseignants. Il me semble que parmi les défis majeurs, l'enseignant doit avoir les clés pour exercer son métier, sans avoir à régler les problèmes de discipline graves ; bénéficier d'une formation plus approfondie, car au moins 80 heures de formation sont nécessaires, en moyenne, pour bien enseigner les sciences...

La section S au lycée est une section généraliste qui ne dit pas son nom.

Vous insistez sur la relation éducation/entreprise, que vous voulez-vous dire par là ?

L'idée que les entreprises puissent soutenir l'éducation met beaucoup de temps à émerger : les sommes émanant des entreprises sont souvent modestes, les programmes très cadrés ou à faible impact. Alors que l'enjeu de formation concerne la masse, le soutien de masse des entreprises n'existe quasiment pas ! Cela ne pourra venir que par un changement d'habitudes, et c'est important que le monde de l'éducation et le monde de l'entreprise se mélangent plus !

Que ce soit pour les universités ou les autres établissements éducatifs, tout le monde s'est lancé dans la course aux financements privés, via des fonds de dotation ou fondations ; mais c'est très dur, souvent les entreprises ne sont pas réceptives, cela demande beaucoup d'énergie. C'est une question de culture sur laquelle il faut encore beaucoup travailler. Je dis souvent que cela prend moins de temps de redresser une économie que de redresser un système éducatif. Le changement culturel est très, très lent.

L'Institut Henri-Poincaré se transforme en Maison des mathématiques

"Nous sommes en train de transformer l'IHP pour en faire, en 2020, la Maison des mathématiques", explique Cédric Villani, directeur de l'Institut. Ce projet, qui trouvera place au sein du bâtiment situé en face de l'IHP actuel, offrira 600 m2 au grand public, un lieu pour parler notamment du lien entre recherche en mathématique et société.

"Nous souhaitons devenir un nouveau pôle de culture scientifique, nous visons 50.000 visiteurs par an. Le colloque "mathématiques, oxygène du numérique" est un des préludes à ce nouvel IHP. Nous voulons ainsi participer à la prise de conscience globale que le numérique transforme tout, mais que les acteurs, c'est nous ! Le colloque insistera aussi sur le lien entre monde universitaire et monde de l'entreprise. L'IHP, très conscient de la nécessité de renforcer ce lien, vient d'ailleurs de créer un fonds de dotation, avec sept entreprises partenaires."

Catherine de Coppet | Publié le