Quel est l'objet de cette étude ?
La question des ressources au sens large (humaines, financières, immobilières, immatérielles, comme la marque), sous tension permanente, constitue une préoccupation centrale pour les écoles de management. La Fnege nous a confié, avec Corinne Grenier, professeur à Kedge Business school, le soin de dresser une sorte de radiographie du sujet dans les écoles de commerce, les IAE (instituts d'administration de l'entreprise) et les universités. L'essentiel de notre travail porte cependant sur les premières, qui ont totalement la main sur leurs ressources.
Au-delà du constat, nous avons décidé de comprendre les mécanismes à l'œuvre, afin d'esquisser des pistes d'évolution. Pour cela, nous avons beaucoup lu, écouté et tenté de rendre compte avec le plus de franchise de la situation actuelle. L'idée n'est pas de donner une recette miracle, mais d'amener les établissements à se poser les bonnes questions, sans forcément les ménager.
Dans la première partie de l'étude, vous dressez le portrait d'un milieu marqué à la fois par de profonds bouleversements, mais aussi une forme d'inertie qui l'empêche de réagir. Pourquoi ?
Nous montrons que l'enseignement supérieur dans son ensemble, et le monde du management en particulier s'est profondément transformé ces 20 dernières années. Sous l'effet d'une globalisation croissante et du développement des accréditations, les écoles de commerce françaises, longtemps lieu d'un "savoir pratique", ont massivement investi dans la recherche. Au point de ressembler de plus en plus à des universités...
Dans le même temps, plusieurs d'entre elles ont fusionné pour atteindre la taille critique. Pour autant, la hiérarchie entre écoles est restée quasi-inchangée. Un paradoxe apparent qu'expliquent bien les travaux de Pierre-Michel Menger. Le sociologue montre que l'enseignement supérieur est une industrie, où la valeur de la marque dépend de la qualité des étudiants qu'on va attirer. La réputation des écoles de commerce françaises repose ainsi sur leur capacité à attirer les meilleurs élèves de prépa, sélectionnés surtout sur les mathématiques.
Ce mode de sélection va nourrir un effet de prestige – une rente réputationnelle –, renforcé par la propension des bons étudiants à en attirer d'autres ("effet de pairs"). La peur de perdre cette rente empêche toute action réellement transformatrice et pousse au contraire à une sorte de mimétisme.
En quoi ce mimétisme est-il un problème pour les écoles de management ?
Le sur-investissement académique est devenu le prix pour ne pas être déclassé sur un marché hyper-concurrentiel. Y compris pour les petites écoles qui n'en ont pas les moyens. Cette stratégie, qui pèse sur leurs ressources, est encore renforcée par le système de labels. Mais elles ne parviennent pas à s'en sortir.
Le sur-investissement académique est devenu le prix pour ne pas être déclassé sur un marché hyper-concurrentiel.
La faillite de France Business School montre bien le danger de toute rupture radicale et l'étendue d'un système qui tourne un peu à vide. Quand on interroge les écoles, on voit bien que cette recherche coûteuse – on évalue le coût d'une publication d'un article académique dans une revue catégorie une étoile à environ 500.000 euros –, assez éloignée du terrain et difficile à réinvestir dans les cours, ne contribue pas tellement à la qualité de la formation. Une qualité intrinsèque qui, finalement, intéresse moins les professionnels que la capacité des diplômés des grandes écoles de commerce à réussir un concours difficile.
Cette recherche n'est-t-elle pas à long terme la promesse de nouvelles ressources ?
Tous les travaux de recherche et les témoignages convergent pour dire que là où l'on s'attendait à des recettes, on est plutôt confrontés à de nouveaux coûts. Nous avons finalement réussi à déconstruire trois mythes.
Le premier mythe est celui du financement de la recherche par l'executive education. On s'imaginait que recruter des chercheurs allait permettre de développer la réputation de l'établissement et la commercialisation de programmes d'excellence, vendus très chers. Mais ce n'est pas vrai. Transférer les recherches dans les programmes de formation continue est très coûteux et difficile, car l'executive education est une industrie avec des acteurs en place et un public très exigeant. Pour l'attirer, il faut proposer des programmes sur-mesure, des services associés... Les écoles ont été déçues et se sont rendues compte que cela allait leur coûter davantage que cela leur rapporterait.
Tous les travaux de recherche et les témoignages convergent pour dire que là où l'on s'attendait à des recettes, on est plutôt confrontés à de nouveaux coûts.
Le deuxième mythe repose sur l'idée que l'internationalisation d'un établissement va permettre d'attirer les meilleurs chercheurs, et dans la foulée, des investissements privés à travers le fundraising ou la recherche partenariale. Mais, ce n'est pas vrai. On connaît depuis longtemps la défiance des alumni à financer leur école. On montre également que les entreprises n'envisagent pas cette recherche comme un investissement, à la limite comme du mécénat. Très peu de chaires disposent de budgets pluriannuels qui leur permettent vraiment de mener des projets de recherche ambitieux. Et 2 % des fonds ANR (Agence nationale pour la recherche) en 2013 étaient consacrés aux sciences sociales...
Enfin, le troisième mythe porte sur le numérique, dans lequel les écoles ont réalisé des investissements colossaux ces sept-huit dernières années, et qui permettrait de réduire les coûts d'enseignement, tout en faisant rayonner la marque. C'est partiellement faux. Un Mooc populaire, qui s'accompagne d'une politique de communication efficace, peut contribuer à améliorer la réputation d'une école. Mais cela ne remplacera jamais de vrais cours. Au mieux, c'est un support.
Vous revenez également sur le recrutement d'étudiants étrangers et sur le développement des bachelors, qui ne constituent pas, selon vous, les relais de croissance attendus. Pourquoi ?
Pour le recrutement d'étudiants étrangers, les raisons tiennent à la spécificité du marché. Pour les Bachelors, c'est la question du suivi pédagogique qui pose question. Pour ces raisons, les écoles n'ont guère d'autre choix que de jouer sur les frais de scolarité et l'augmentation des effectifs. Un cocktail qui n'est pas très bon pour le fameux "effet de pair"...
En vous écoutant, on a l'impression que les écoles françaises sont dans l'impasse. Ont-elles des moyens d'en sortir ?
Nous ne détenons pas la recette miracle pour inverser la tendance, mais nous livrons quelques clefs susceptibles d'aider les écoles de management à repenser la question des ressources.
Tout d'abord, en matière de recherche, les écoles de milieu de tableau ont-elles intérêt à copier les meilleures ? Et qu'entend-on par recherche ? Doit-on forcément viser la publication dans la meilleure revue anglo-saxonne, c'est-à-dire la plus économique et la plus mathématisée ?
Ainsi, il faut reconsidérer la différence entre "teaching school" et "research school".
Cette recherche n'est pas adaptée à notre discipline, qui avant d'être une science, est un art, et l'éducation avant d'être un marché, une culture. Ainsi, il faut reconsidérer la différence entre "teaching school" et "research school". Certaines écoles, dont le cœur de métier est l'enseignement doivent pouvoir assumer cette stratégie comme un axe de différenciation. Cette dimension est d'ailleurs reconnue par une une accréditation comme l'AACSB...
Certaines écoles doivent-elles tout bonnement arrêter de faire de la recherche ?
Non ! Ce serait comme demander à un chirurgien qui opèrerait de ne plus se tenir au courant des dernières découvertes. Mais il faut réfléchir à son équilibre et à sa finalité. Cela passe peut-être par une recherche plus utile aux étudiants, plus ouverte sur le territoire et les entreprises.
Il faut bien voir que nous frôlons la bulle académique : en 20 ans, le nombre d'articles a été multiplié par 10, sans que le nombre de citations par article n'augmente. Demain, la guerre sera sans doute celle de l'impact, il faudra produire moins mais mieux. Cela nécessite peut-être de mettre l'accent dans les recrutements sur la maîtrise du numérique ou de l'innovation pédagogique, de légitimer la thèse qui présentera des recommandations managériales transférables dans les cours, et de militer pour une meilleure reconnaissance des manuels, y compris dans la politique d'incitation des primes.
Recruter systématiquement des professeurs internationaux pour une majorité d'étudiants français, n'est-ce pas un peu idiot ?
En filigrane, nous posons aussi la question de la domination du modèle anglo-saxon. Des thèses en anglais avec des étudiants de 25 ou 26 ans qui n'ont jamais mis les pieds en entreprise, est-ce bien raisonnable pour former les managers de demain ? Recruter systématiquement des professeurs internationaux pour une majorité d'étudiants français, n'est-ce pas un peu idiot ? La France a de grands penseurs francophones, n'aurait-on pas intérêt, compte tenu notamment de la montée en puissance de l'Afrique, de la jouer collectif pour faire rayonner une recherche en management à la française ?
Enfin, nous aurions intérêt à travailler collectivement pour faire comprendre aux entreprises et aux acteurs institutionnels l'importance de la recherche managériale, dès lors qu'elle nourrit la pratique. Nous sommes l'un des seuls pays où l'on peut diriger une entreprise du CAC 40 en ayant fait Polytechnique ou l'ENA, sans jamais avoir pris de cours de management. Or, ceux qui ont une certaine fierté à ne pas être passés par une école de commerce sont aussi parfois ceux qui nous envoient dans le mur...
Les grandes entreprises et les services publics (la magistrature, l'hôpital, etc.) sont des acteurs avec lesquels nous avons tout intérêt à nouer des partenariats. Voilà une ressource sous-exploitée dans les écoles.